Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

114 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR


D


ans un décor flamboyant où, longtemps, on
a cru déceler la fureur d’un volcan – qui
pourtant n’est pas là –, un corps se tord. Des
mains sans doigts saisissent une tête. Stu-
peur : la bouche sans dents hurle... Mais tout
reste silencieux. Le Cri de Munch [ill. p. 116] est la repré-
sentation la plus stridente de nos peurs modernes. Décli-
née à cinq reprises en peinture, pastel et lithographie,
entre 1893 et 1917, cette œuvre fondatrice de l’expression-
nisme a traversé les siècles comme une matrice de l’an-
goisse, qu’on reproduit en posters, tee-shirts et même en
masque d’horreur pour blockbuster à sensation (Scary
Movie, 2000). Plus que nulle autre image, le Cri résonne
comme une icône prémonitoire des XXe et XXIe siècles, où
les humains meurent au gré de catastrophes qu’ils ont eux-
mêmes provoquées. Pourtant, représenter la peur n’est pas
chose nouvelle dans l’histoire de l’art.
La peur a cette spécificité, que les Grecs anciens explo-
raient déjà, de prendre plusieurs formes : Phobos, dieu de
l’Épouvante (et fils d’Arès, dieu de la Guerre), est le frère
de Deimos, dieu de la Terreur. Il y a aussi Pan, le dieu mi-
homme mi-bouc, qui génère la «panique». Chez Homère,
les mortels ont autant peur de la guerre que des «barbares»
à leurs frontières. C’est dans cette galerie de passions que
s’enracine, pendant des siècles, l’iconographie de la peur.
Les Anciens le savent, la crainte est aussi un bon moyen
de gouverner. À la fin du Moyen Âge, on voit apparaître,
dans les sujets religieux, ce que l’historien Georges Viga-
rello nomme la «pastorale de la peur» (Histoire des émo-
tions, lire p. 50). Dans les pays du Nord comme dans ceux

du Sud, chez Rogier van der Weyden, Hans
Memling [ill. p. 118], ou Michel-Ange, la rhé-
torique de la punition divine rappelle le
fidèle à ses devoirs. Dans les scènes du Juge-
ment dernier, la peur s’accompagne d’une
multitude de symptômes : transpiration,
teint virant au rouge, au vert, au jaune,
bouche sèche...

De la crainte de Dieu
au syndrome de stress
post-traumatique
À partir du XVIIe siècle, la peur enfle. Les
épidémies, les guerres et les famines ont
lâché leurs spectres et, chez les artistes, l’ex-
pression des sentiments est à son comble.
De Poussin à Rubens, en passant par Jacques
Stella ou Pierre de Cortone, l’épisode légen-
daire de l’enlèvement des Sabines est parti-
culièrement prisé. Il offre l’excellent pré-
texte de dépeindre terreur et panique sur les
visages, de préférence féminins. Après la
publication en 1649 des Passions de l’âme par
René Descartes, Charles Le Brun, peintre du
roi Louis XIV, rédige à son tour un traité pour
capturer ces mouvements du for intérieur :
Méthode pour apprendre à dessiner les pas-
sions, que ses contemporains et les généra-
tions suivantes scruteront de près, en parti-
culier les romantiques Théodore Géricault,
Eugène Delacroix ou Léon Cogniet. Anne-
Louis Girodet est à l’avant-garde du mouvement lorsqu’il
peint Scène de déluge [ill. p. 119]. Exposée au Salon de 1806,
l’œuvre raconte «une convulsion de la nature», un «désastre
arrivé dernièrement en Suisse», justifie l’artiste. Il montre
un homme dévoré par un choix cornélien : le visage livide,
les yeux écarquillés, doit-il sauver son vieux père ou sa
femme et ses enfants?
Si la peur est difficile à maîtriser, la représenter l’est tout
autant. Avec les progrès scientifiques, le darwinisme
– selon lequel les expressions humaines sont des résidus
d’expressions animales – et, plus tard, la psychanalyse, la
peur change de camp. Dans l’art, elle cesse d’être «divine»
et investit d’autres espaces. La terreur a d’abord son terreau
sur les champs de bataille, ce que décrivent avec force les
œuvres d’Otto Dix sur la Grande Guerre et ses «syndromes
de stress post-traumatique», nouvelle terminologie de la
peur à l’ère moderne. Chez les expressionnistes, les corps
se métamorphosent, les visages se déforment, les couleurs
contrastent et saturent. L’angoisse gouverne aussi notre
inconscient, où s’enfouissent nos traumatismes et nos
névroses. Plus qu’un visage saisi par l’effroi, la peur va
désormais jouer sur un déséquilibre, sur une attente. Il faut
tenir en haleine. L’ambiguïté et le suspense sont les ingré-
dients clés d’un registre dans lequel le cinéma [lire ci-
contre] va s’épanouir dès ses débuts : l’épouvante. La peur
est avant tout une émotion qui dit la société. n

Nicolas Poussin
Le Massacre
des innocents
Pour raconter
l’épisode biblique
de l’assassinat
de tous les
nourrissons
mâles à Bethléem
ordonné par
le roi Hérode,
Poussin concentre
le drame sur
trois personnages :
le soldat qui tue,
l’enfant qui meurt
et la mère qui
hurle. La bouche
de cette dernière
est au centre de
la composition :
ce tableau est
un cri.
Vers 1625, huile
sur toile, 147 x 171 cm.

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