Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

36 I Beaux Arts


P


arfois, le révisionnisme a du bon : depuis
le début du siècle, on ne cesse de réécrire
l’histoire de l’art, qui a pris aujourd’hui l’allure
d’un grand chantier. Ici, on démolit un monument
jusqu’alors considéré comme indéboulonnable ;
là, on ajoute une nouvelle aile à une construction
perçue comme terminée depuis longtemps. Sous
la constante pression des luttes féministes, queer,
décoloniales, le récit de l’art universel se modifie
sans cesse au point de nous donner le vertige.
Tel est sans doute le fait marquant de notre époque :
tel le «chiffonnier de l’histoire» en lequel Walter
Benjamin voyait la figure idéale de l’historien,
le monde de l’art fouille ses sites, creuse plus profond,
et déterre sans cesse de nouveaux vestiges provenant
des «vaincus de l’histoire». Dans ce contexte,
la déclaration d’intentions du directeur de l’actuelle
biennale de Venise, Ralph Rugoff, prend une
tournure étrange : «Dans les éditions précédentes,
Venise a fait le choix de ressusciter l’œuvre d’artistes
décédés, mais j’estime qu’il s’agit du travail d’un
musée et non pas d’une biennale comme celle-ci,
qui doit être un miroir de l’art du présent.»*
D’une part, l’art du présent n’est pas uniquement
le fait des vivants : ses fantômes y prennent part,
et la mutation des références historiques en cours
provient, pour une grande partie, d’une nouvelle
génération d’artistes et de commissaires qui se choisit
de nouvelles figures tutélaires. Peut-on refléter
le présent de l’art en ignorant ce mouvement,
en considérant que le passé ne fait pas partie de
la matière vivante de l’art? Si la biennale de Venise
se donne pour rôle la présentation des nouveaux

modèles, on est en droit
d’attendre un mode d’emploi.
Or ce révisionnisme historique diffus
et tous azimuts, qui transforme
l’histoire académique de l’art
en un sol instable et plus fertile qu’il
n’y paraissait, semble clairement
l’une des caractéristiques de l’art
contemporain : autrement dit,
l’acte de «ressusciter l’œuvre
d’artistes décédés», disqualifié
d’emblée par Rugoff, lui aurait permis
de mieux refléter l’art du présent.

Gombrich jeté aux orties
Une jeune commissaire d’expositions
me disait récemment : «Mais qui peut
encore lire l’Histoire de l’art (1950)
d’Ernst Gombrich, dans lequel
on ne relève que deux ou trois noms
de femmes en deux millénaires ?»
Ce bon vieux Gombrich n’est plus là pour ajouter
des chapitres à son ouvrage canonique, et il est bien
entendu hors de question de brûler un livre parce
qu’il serait daté, reflétant trop bien les préjugés
ou l’état des savoirs de son temps, mais retenons
que notre époque est celle du démantèlement
des monuments. Comme le résume Martha
Kirszenbaum, la commissaire de l’exposition de
Laure Prouvost au pavillon français de la biennale,
«nous portons une attention au monde qui est
différente de celle de la génération précédente.
Nous parlons de genre, de race, des minorités et du
réchauffement climatique. Nous parlons du monde
qui nous entoure, de ce qui nous inspire et nous
révolte». Certes, mais encore faut-il analyser ce que
signifie ici «parler» : en quoi le déplacement massif
des centres d’intérêt des acteurs du monde de l’art
a-t-il changé celui-ci? Difficile de croire que les
générations précédentes ne prenaient aucunement
en compte ce qui les inspirait ou les révoltait. En
revanche, il est fort possible que nous nous trouvions
ici en face d’un autre problème, celui du statut et du
rôle de l’œuvre d’art. Lorsque les contenus prennent
le pas sur leur mode de traitement, un bon texte sera
toujours préférable à une œuvre. Pour paraphraser
André Gide, on ne produit pas d’œuvre intéressante
en se contentant d’avoir des bons sentiments, et
aucun militantisme, si nécessaire et urgent soit-il,
ne garantit contre l’innocuité, la mollesse de pensée
ou la faiblesse des propositions plastiques.

LA CHRONIQUE
de Nicolas Bourriaud


L’art des bons sentiments


S’il est salutaire de déboulonner les idoles, la seule portée d’un message, si inédit et radical soit-il,


n’a jamais suffi à faire l’œuvre. Être jeune préserve-t-il de produire un art inoffensif?



  • Cité par Alex Vicente :
    «Milieu de l’art : les
    trentenaires prennent
    le pouvoir», le Quotidien
    de l’art du 12 juillet 2019


Le pavillon français
à Venise, investi
cette année
par Laure Prouvost
avec «Vois ce bleu
profond te fondre».

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