Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

Beaux Arts I 49


Un art contemporain


ultrapassionnel!


Ses détracteurs le disent cynique et glacial. Trêve de plaisanterie :


l’art aujourd’hui sait jouir – et souffrir – sans rien simuler.


E


t si, dans le procès qui fut fait à l’art contempo-
rain, comptait plus que tous les autres cet argu-
ment qu’il serait sans passions? Que la plupart
des artistes ne travaillent désormais plus qu’à
les étouffer, à les réprimer au profit d’un regard
froid et distant au lieu de les sublimer et de les incarner?
De ce point de vue, sur les cimaises, ne s’afficherait plus
qu’un art sans cœur, sans peur, sans reproche, sans envie,
sans âme. Un art de l’impassibilité et de la raison gardée en
toutes circonstances, un art mécanique, conceptuel, ni
ému, ni émouvant. Les artistes réduiraient l’œuvre à un
écran total à travers lequel rien ne filtre de leurs propres
humeurs, de leurs émois, de leurs sentiments et, par consé-
quent, rien non plus des nôtres. Tout un pan de la moder-
nité se résumerait ainsi à une vaste entreprise d’assèche-
ment des cœurs et sentiments. Viennent en vrac, à l’appui
de cette hypothèse, les travaux des avant-gardes françaises
des années 1960-1970 qui poussent l’auteur et ses états
d’âme hors du cadre de l’œuvre (BMPT, Supports/Surfaces
et avant eux le groupe Zéro) puis, outre-Atlantique, les
sculptures des minimalistes américains, ces blocs com-
pacts bien alignés faisant front au pathos. Dans la foulée
aride, l’art conceptuel, ratatinant l’œuvre à l’idée qu’on s’en
fait, à ce qu’elle aurait pu être ou bien à ses traces documen-
taires, saute l’étape de l’expérience qui aurait pu en être
faite, raye l’expérience sensible. On le voit, il s’agit là seule-
ment d’un panel d’œuvres non figuratives. Mais une toile
abstraite, une ligne tracée peuvent-elles recéler, libérer des
trésors de passion? Oui, bien sûr, répondront Jackson Pol-
lock, Helen Frankenthaler ou encore Agnes Martin, dont
les croisillons géométriques sur papier paraissent si doux,
si ténus, si fragiles et tellement à l’image de l’humanité...
vulnérable et craintive comme un oisillon.

Des bonbons au goût de l’amour
Ce soupçon d’impassibilité qui colle à l’art contemporain
n’est en fait guère étayé. Car on peut trouver mille exemples
d’œuvres au cœur grenadine. Ce qui a changé pour certains
plasticiens, c’est la manière avec laquelle ils transmettent
leurs humeurs, c’est l’expressivité, la flamboyance, la gran-

diloquence de la touche, du modelé, des formes. Moins
dans l’emphase, ils usent de tonalités feutrées. On pense
aux photographies ou aux installations de Felix Gonzalez-
Torres : deux oreillers sur un lit double, portant l’empreinte
de têtes, image muette et pudique de l’amour et des nuits
passées côte à côte. Du même, on retient les tas de bonbons
amassés dans un coin de l’espace d’exposition pour y être
goûtés par le spectateur. On peut y voir une version apo-
cryphe de la Passion du Christ («Ceci est mon corps...») ou,
plus prosaïquement, une sculpture prête à fondre sur la
langue et les papilles de ceux qui y mettent les doigts, le
goût de l’amour et, versant effrayant, celui de la propaga-
tion du virus du sida – puisque l’artiste cubain a fait de l’épi-
démie, dont il était frappé, un sujet de ses pièces. Voilà, un
tas de bonbons, ce n’est pas l’image qu’on se fait de l’expres-
sion de la passion mais, à y regarder de plus près, c’en est
bel et bien une, et des plus touchantes.

Par Judicaël Lavrador


Douglas Gordon
24 Hour Psycho
L’artiste écossais
a ralenti le défilé
des images
du Psychose
d’Hitchcock,
de manière
à en dramatiser
le moindre
battement de
paupières.
1993, installation
vidéo adaptée de
Psychose (1960)
d’Alfred Hitchcock,
dim. variables.
Vue de l’installation
au Centro Gallego de
Arte Contemporáneo,
à Saint-Jacques de
QQQ Compostelle en 2013.
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