Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

54 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l TOUS LES VISAGES DU RIRE


R


ire est le propre de l’homme», disait Rabelais.
Pourtant, parce qu’il ne dure qu’un instant,
qu’il est tour à tour spontané, nerveux, cathar-
tique, dérisoire, bête, joyeux, engagé, cruel,
aux éclats ou aux larmes, il est probablement
l’émotion la plus difficile à figurer dans une œuvre d’art
visuel. Incarné par des personnages grimaçants – gro-
tesques comme le bouffon ou le clown, sordides comme le
satyre ou le démon –, provoqué par des situations gênantes,
suscitant le malaise, le rire a longtemps été exclu du
domaine de la beauté. Platon (428-348 avant notre ère) le
considérait comme indécent, obscène et dégradant pour
l’homme. Et son contemporain Démocrite [ill. ci-dessous],
théoricien de l’atomisme, passait pour un fou à cause de sa
jovialité, de sa propension à rire de tout, de sa dérision
comme rempart ultime à la mélancolie.

Un vaudeville signé Tintoret
Dans l’Occident chrétien, la gaieté bascule du côté du
mal, autrement dit des sorcières, des hérétiques, de tous
ceux qui menacent l’ordre établi par l’Église. Mais rira bien
qui rira le dernier. À la Renaissance, l’humour se dissimule
dans des œuvres sophistiquées qu’il revient aux élites de
décrypter. Les tableaux du facétieux Tintoret sont ainsi
truffés d’allusions acides aux mœurs débridées de la société
vénitienne, comme l’a démontré l’historienne de l’art
Francesca Alberti. Certaines de ses peintures sont de véri-
tables vaudevilles, à l’image de Mars et Vénus surpris par
Vulcain mettant en scène le mari cocu, sa femme infidèle
et l’amant caché qui cherche à prendre la fuite – allusion

irrévérencieuse à l’Immaculée Conception. Le rire est
affaire de culture mais ses qualités corrosives sont, elles,
universelles. Dès le Moyen Âge au Japon, le warai (humour)
produit quantité d’images où des animaux adoptent des
attitudes anthropomorphiques pour singer l’organisation
sociale, une bonne façon de contourner la censure et de
renverser les hiérarchies, de prendre ses distances avec la
réalité afin d’accéder à une certaine sagesse.

Crispé comme le sourire
d’un artiste en Chine
Quelle meilleure arme que la satire pour pointer du doigt
la médiocrité humaine? Pour dénoncer les abus de pouvoir
et les systèmes inégalitaires? Les maîtres flamands s’en
sont fait une spécialité. Pieter Bruegel l’Ancien, dans ses
scènes villageoises, dépeint, au XVIe siècle, l’attitude
lubrique de ses contemporains, et critique, en sous-main,
l’extrémisme religieux de son époque, la terreur imposée
par la foi chrétienne. Au siècle des Lumières, les pamphlets
se multiplient et au XIXe siècle la caricature explose. Dans
ses dessins au vitriol ou ses bustes sculptés, Daumier s’en
donne à cœur joie, n’épargnant aucun homme politique,
fustigeant la corruption des magistrats et des gouverne-
ments. «La caricature est, avec le journal, le cri des citoyens,
soulignait l’écrivain Champfleury dès 1865. Ce que ceux-ci
ne peuvent exprimer est traduit par des hommes dont la
mission consiste à mettre en lumière les sentiments
intimes du peuple.» Des artistes qui manient la dérision, le
calembour, le bon mot pour faire état de la tragédie du
monde. À l’image de Dada, créé dans le contexte de la
Première Guerre mondiale pour répondre à l’absurdité des
massacres, se moquant de tout et de tous dans un éclat
violent de poésie et d’insolence nihiliste. Chez les expres-
sionnistes George Grosz et Otto Dix, le rire est faux, forcé,

«


Johannes Pauwelsz Démocrite
Ce personnage grimaçant et débraillé, aux dents gâtées, n’est autre que le philosophe
grec Démocrite, considéré comme l’un des pères de la science moderne. Le rire
de résistance qu’il affichait face à la bêtise humaine le faisait passer pour fou.
1630, huile sur toile, 60 x 69 cm.

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