Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

70 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l LES CORPS ET LES CRIS DE LA DOULEUR


M


onter les marches d’une échelle dont les
barreaux sont des lames de rasoir, dessi-
ner avec son propre sang, se faire crucifier
à l’arrière d’une automobile, s’enfermer
dans un espace minuscule plusieurs jours
sans pouvoir bouger, se mutiler, être traîné au sol ligoté ou
pris pour cible d’un tir à la carabine... Née dans les années
1960-1970, éphémère par essence – la photographie et la
vidéo peuvent en conserver le souvenir, mais ne peuvent
en traduire toute l’intensité –, la performance a souvent
recours à la violence et à la douleur pour casser les codes
de l’art et incarner des prises de position politiques. C’est
ainsi que, fustigeant le conservatisme autrichien et les
tabous d’une société amnésique au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, les actionnistes viennois (Otto
Muehl, Hermann Nitsch, Günter Brus, Rudolf Schwarzko-
gler) donnent le ton, dès 1962, en semant le chaos et l’effroi
avec leurs gestes radicaux à base de sang animal, de vis-
cères et de boue, revisitant les rites sacrificiels antiques. Ils
n’hésitent pas à se taillader le ventre, boire leur urine et se
barbouiller de leurs propres excréments en chantant
l’hymne national. Aussi cathartiques qu’obscènes, leurs
performances donnent l’impression d’une vaste torture.

Tester les limites du tolérable
La génération suivante ira plus loin en s’infligeant des
sévices d’une souffrance inouïe. Marina Abramović fait fort
pour ses débuts, en 1972, au festival d’Édimbourg : prête à
tout pour impressionner Joseph Beuys et les actionnistes
viennois, elle invente une variante du jeu du couteau,
maculant de son propre sang la feuille blanche où elle s’exé-
cute. Pour la biennale de Venise de 1976, elle court vers son
compagnon Ulay et lui rentre dedans, d’abord lentement,
puis dans un choc de plus en plus violent. D’autres choi-
sissent de tester les limites du tolérable et la résistance du
corps. Chris Burden, en 1971, se fait enfermer plusieurs
jours dans un casier de vestiaire sans boire ni manger ;
quatre ans plus tard, Petr Stembera monte dans un arbre
pour y dormir après trois nuits sans sommeil... Gina Pane,

Mettre en scène


la souffrance


Subversive et radicale,
la performance a utilisé le corps
comme un matériau de création
antisystème. Dénonçant
les tabous sociaux et les injustices,
chairs et fluides ont été
théâtralisés dans des actions
souvent violentes.

Piotr Pavlenski
Carcasse, 2013
Après s’être
prostré, nu,
enroulé de fils
barbelés devant
l'A s s e mblé e
législative
de Sa int-
Pétersbourg,
l’a r t i ste ava it
souligné
l’ironie de sa
performance :
lorsque les
policiers étaient
venus l’arrêter,
ils avaient dû,
d’abord le
«libérer» de son
cocon de fer.


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