Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

76 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l LE MASQUE OU L’EXPRESSION DE L’ÉTERNITÉ


N


otre époque biométrique, qui annonce
l’avènement de la reconnaissance faciale,
n’aime pas le masque. Elle a même prohibé
son usage à Venise, hors carnaval. En
matière d’expression figée, nous préférons
le sourire «à un million de dollars» de l’acteur hollywoo-
dien. Pas surprenant que nous ayons bridé la dimension
mystique du masque en le réduisant à ses usages les plus
profanes : protection (du soudeur à l’alpiniste), moquerie
burlesque, souvent perçue comme anecdotique et puérile.
La peinture pariétale en témoigne, le masque était déjà
employé par le chamane paléolithique, qui s’appropriait la
puissance du gibier en revêtant sa dépouille ou son crâne.
Le masque est alors l’incarnation du pouvoir de l’«autre»,
qu’il soit un animal ou une divinité zoomorphe. En Afrique,
il aspire l’âme des ancêtres ou le pouvoir divin, et l’on ne
revêt qu’avec crainte ce bouclier qui déroute la sorcellerie
mais reste incontrôlable. À l’inverse, le masque du monde
funéraire égyptien n’est pas l’incarnation de l’autre mais
bien l’expression de celui qui le porte. Palliant l’anonymat
d’une face couverte de bandelettes, il idéalise d’abord, dans
la pureté de l’or, un pharaon devenu Osiris ; et lorsque la
momification se démocratise (tombes du Fayoum ou

d’Antinoé) au Ier siècle de notre ère, le défunt reçoit un
masque de plâtre peint à sa ressemblance. Ce rite, répandu
de la Chine au Mexique, évoque nos masques mortuaires,
recueillant l’expression suprême de la mort (d’une célé-
brité), en prétendant y trouver la synthèse de toute une
carrière.

Toute une cavalerie aux traits impassibles
En protégeant le visage de ses cavaliers d’un masque de
métal aux traits impassibles, la légion romaine visait à
provoquer l’effroi. Mais l’Antiquité nous a surtout légué le
masque du théâtre gréco-romain, au départ figuration du
dieu ou du héros, puis d’un caractère immuable que l’ac-
teur doit décliner dans différentes situations. Le masque
devient alors la signalétique du théâtre et certains
désignent Eschyle comme étant l’initiateur de son emploi.
Hélas, étant fabriqués avec des matériaux putrescibles
(étoffe ou bois), aucun d’entre eux ne nous est parvenu,
quelques somptueuses fresques romaines nous en appor-
tant encore fort heureusement témoignage. Grecs ou
latins, tragiques ou burlesques... dans son Onomasticon
(un dictionnaire du IIe siècle de notre ère), le polygraphe
Julius Pollux recense 76  types de masques : 44 pour la

Masques
tragique
et comique
Sur cette
mosaïque
trouvée à Rome,
le teint hâve
du masque de
gauche exprime
un effroi presque
hiératique :
c’est la tragédie.
À droite, le
masque lippu
d’un vieillard a
l’œil égrillard
sous la couronne
bacchique : la
comédie.
IIe siècle de notre ère,
mosaïque découverte
à Rome, sur l’Aventin.

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