Beaux Arts - 08.2019

(Chris Devlin) #1

90 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l TRAITS EN MOUVEMENT


Akira, 1982-1990

Katsuhiro Otomo
Colère, défi, méfiance, rage,
interrogation, autorité...

Aucun mangaka avant Otomo n’avait autant conçu
le geste du dessinateur comme un moyen d’expression pur,
capable de véhiculer les intentions de l’auteur ou d’insuffler
la vie aux images, comme c’était déjà le cas dans le dessin
contemporain, et bien évidemment la peinture. Mais ce qui
ébranle véritablement les habitudes dans l’esthétique
d’Otomo tient à cette conception incantatoire du geste,
devenu miroir de l’âme. Du jamais-vu. La découverte des
premières publications au Japon des travaux du Français
Mœbius et de certains de ses confrères du journal
Métal Hurlant, portés par cette recherche de l’expression
du trait, sont pour beaucoup dans ce revirement.

D


ès l’origine, la bande dessinée a cherché à
retranscrire au moyen du trait les expres-
sions et passions de l’espèce humaine. En
1833, le Suisse Rodolphe Töpffer invente la
BD avec la parution d’Histoire de M. Jabot,
les aventures d’un petit-bourgeois qui cherche à entrer
dans la haute société. Töpffer voulait être peintre, mais
une maladie des yeux lui fit embrasser la carrière de péda-
gogue. Et c’est pour divertir ses ouailles qu’il inventa un
procédé susceptible de reproduire ses dessins dans ses
livres : l’autographie. Cette possibilité de reproduire le trait,
le point et la ligne est fondamentale dans le développe-
ment de la bande dessinée et se retrouvera plus tard, de
Christophe à Hergé, d’Albert Uderzo à Franquin, de Reiser
à Bastien Vivès. Töpffer fut également le premier théori-
cien de la BD. En 1845, un an avant sa mort, il fait paraître
Essai de physiognomonie, qui explique par le menu com-
ment représenter les expressions des personnages au
moyen du dessin. Le huitième chapitre, particulièrement

éclairant, s’intitule «Deux ordres de signes d’expression
dans la tête humaine. Les permanents et les non perma-
nents». Autrement dit, si le capitaine Haddock a l’air telle-
ment furieux dans Tintin, Gaston Lagaffe ahuri ou Olrik si
méchant dans Blake et Mortimer, c’est grâce à Töpffer.
Un autre élément essentiel explique pourquoi la bande
dessinée est un véhicule idéal pour représenter les senti-
ments de personnages en quelques traits : la caricature.
Tout au long du XIXe siècle, elle emprunte avec la bande
dessinée des chemins parallèles. Gustave Doré et Honoré
Daumier, par exemple. Caricature vient du latin tardif car-
ricare, qui veut dire charger. D’où le visage en forme de
poire de Louis-Philippe vu par Daumier, révélateur de ses
bajoues et, conséquemment, de sa gourmandise. On com-
prend pourquoi la BD d’humour eut un tel succès et parti-
culièrement celle de l’école de Marcinelle, du nom du siège
des éditions Dupuis, en Belgique, où naquirent Gaston
Lagaffe, Tif et Tondu ou Gil Jourdan. Ou, de l’autre côté
des Ardennes, les auteurs Gotlib, Reiser et Claire Breté-
cher. En matière de bande dessinée réaliste, l’affaire est
plus compliquée et les ressorts moins nombreux afin de
représenter l’avarice, la concupiscence, le lucre ou la
colère. Mais on a pu compter sur Edgar P. Jacobs, Hergé
bien sûr, Raymond Poïvet (les Pionniers de l’Espérance),
Paul Gillon (les Naufragés du temple), Jean Giraud, alias
Mœbius (Blueberry, l’Incal), Alberto Breccia (Mort Cinder)
ou Jacques Martin (Alix, Lefranc), pour camper à mer-
veille les émotions et sentiments de leurs héros. Sans cela,
pas de communion possible avec les sensations du lec-
teur. Et donc, pas d’identification susceptible de générer
de l’empathie. En cela, le vecteur primordial et premier
sens requis, ce sont les yeux. Ce que l’on voit le mieux chez
l’autre est ce que l’on possède en soi. Un dessinateur ou une
dessinatrice qui ne sait pas diffuser auprès de ses lecteurs
le regard de ses personnages n’aura jamais aucun succès. n
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