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La petite bête
qui mangea
Le gros aéroport
Des espèces
disparaissent, d’autres
réapparaissent. Des
naturalistes ont écumé
Notre-Dame-des-Landes
en quête du triton crêté
et autres raretés pour les
sauver des bulldozers.
Bruno Serralongue
les a photographiés.
Par Luc Desbenoit
Photos Bruno Serralongue
p
as assez spectaculaire pour intéresser les
grands médias, l’histoire qui s’est déroulée à
Notre-Dame-des-Landes n’a pas échappé à la
sagacité du photographe Bruno Serralongue
(né en 1968). Elle met en scène des anonymes,
des naturalistes bénévoles ayant décidé de re-
censer, dans les herbes des chemins et aux abords des mares
de ce territoire de bocages, des plantes inconnues ou des bes-
tioles dont on ignorait jusqu’au nom. Comme le crossope
aquatique, un mammifère craquant, avec son minuscule
museau pointu. « C’est grâce au travail collectif de ces scienti-
fiques locaux ayant cherché la petite bête que les travaux de l’aé-
roport du Grand Ouest ont été stoppés », explique l’artiste, qui
expose actuellement son travail au Centre d’art GwinZegal, à
Guingamp, avec des images plutôt surprenantes. Sa perfor-
mance s’accompagne de la publication d’un livre édifiant
sur une lutte qui redonne espoir et optimisme face aux for-
midables enjeux écologiques de notre temps.
Tout commence en octobre 2012 avec l’opération César,
déclenchée par les autorités pour déloger les irréductibles
de Notre-Dame-des-Landes. Les affrontements violents avec
les gendarmes provoquent la colère de Bruno Serralongue.
« Tous mes projets naissent ainsi, d’un sentiment d’injustice et
d’une insatisfaction dans le traitement qu’en font les médias »,
dit-il avec calme dans son appartement parisien, qui, ce jour-
là, retrouve un peu de fraîcheur après la canicule de fin juin.
Consacré il y a neuf ans au Jeu de paume, à Paris, pour ses
photos sur les migrants dans la « jungle » de Calais ou sur la
lutte du sous-commandant Marcos
au Chiapas, l’artiste bâtit depuis une
vingtaine d’années une œuvre singu-
lière sur les coulisses des grands événe-
ments. Diplômé de l’école de photogra-
phie d’Arles, ce professeur à la Haute
Ecole d’art et de design de Genève dé-
vore les journaux, en quête de la petite
information délaissée par la logique ac-
crocheuse du système médiatique. Et
qui pourtant parle, selon lui, « avec jus-
tesse de notre époque ». « J’ai tout de suite
été fasciné par la mobilisation de ces
naturalistes de la région, de ces entomo-
logistes, zoologistes et botanistes ayant
décidé de se regrouper pour établir un
inventaire exhaustif de la faune et de la flore. Sans jamais faire
les gros titres, ils ont travaillé dans un anonymat total, sans
violence, sans barricades. Avec pour seules armes leurs crayons,
leurs cartes d’état-major, leurs livres composés de planches
dessinées sur les espèces pour identifier leurs trouvailles. »
A partir de l’automne 2013, ils ont été près de deux cents
à se donner rendez-vous les deuxièmes dimanches du mois
pour vérifier les données officielles de l’enquête publique du
cabinet Biotope réalisée l’année précédente. Celle-ci avait re-
censé soixante-quatorze espèces protégées par le droit fran-
çais. Les scientifiques bénévoles en ont répertorié cent trente,
parmi lesquelles cinq inconnues en France, neuf nouvelles
en Pays de la Loire et soixante-deux jamais vues en Loire-
Atlantique! Gelées depuis 1963 pour ce projet d’aéroport à
rebondissements, ces terres agricoles sont devenues en qua-
rante ans un formidable conservatoire naturel. Partout ail-
leurs, les bocages de la région ont été rasés pour construire
des lotissements, des zones industrielles, ouvrir des espaces
à l’agriculture mécanisée. A Notre-Dame-des-Landes, batra-
ciens, reptiles, insectes, oiseaux, mammifères et plantes tels
que le campagnol amphibie, le triton de blasius, la pulicaire
commune et la cicendie naine ont colonisé ou trouvé refuge
sur ce territoire protégé par le projet qui devait les détruire.
L’enjeu environnemental de la ZAD (zone d’aménage-
ment différé), rebaptisée par les opposants « zone à dé-
fendre », a toujours été présent dans les revendications. Mais
il fut traité avec discrétion par la presse. On a entendu le slo-
gan des « zadistes », « triton crêté contre béton armé », du nom
de cette salamandre à carapace de di-
nosaure miniature, en voie de dispari-
tion. Mais seules des revues spéciali-
sées comme Reporterre 1 ont fait état de
l’action des naturalistes. Au long des
années 2010, les médias se sont concen-
trés sur les affrontements, les actions
spectaculaires, comme celle de la
chaîne humaine de dizaines de milliers
de personnes ceinturant le sanctuaire...
« Ces manifestations ont joué leur rôle
dans la sensibilisation du public, consi-
dère Bruno Serralongue, mais elles
n’étaient que l’écume des choses par rap-
port au travail de fond que menaient les
scientifiques bénévoles. »
À voir
« En bas
et à gauche »,
jusqu’au 13 octobre,
Centre d’art
GwinZegal,
Guingamp (22),
gwinzegal.com
Catalogue :
éd. GwinZegal,
164 p., 25 €.
Télérama 3629 31 / 07 / 19