Pelléas et Mélisande, une œuvre visionnaire
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Christophe
rAYNAUD De
LAGe
Outside
Fresque
Kirill serebrenniKOv
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et ci-dessus, Outside,
en hommage à l’ami
que Serebrennikov
n’a pas eu le temps
de connaître, le
photographe chinois
Ren Hang, qui s’est
suicidé deux jours
avant leur rencontre.
t on aime un peu... y ... beaucoup u ... passionnément r ... pas du tout
toire d’un prince comme Olivier Py
avec l’insolent Amour vainqueur.
A l’issue des 43 spectacles program-
més dans 38 lieux remplis à 95,5 % (un
record !) reste obstinément en tête
l ’extravagante, la cathartique liberté
d’Outside, de Kirill Serebrennikov. Ra-
rement le metteur en scène et cinéaste
russe aura été si audacieux. L’invrai-
semblable procès dont il a été victime
— assigné à résidence d’août 2017 à avril
2019 — a-t-il rendu plus féroce, plus in-
ventif encore cet homosexuel militant,
patron à Moscou d’un théâtre icono-
claste et engagé, le Gogol Center? C’est
là qu’on avait rencontré ce prince noir
aux bagues en forme de tête de mort
pour Les Idiots (2015), d’après le film de
Lars von Trier, et Les Ames mortes
y
Paradoxal festival 2019! Nourri des
textes fondateurs de la culture occi-
dentale — d’Homère à Virgile, via Es-
chyle — et de clins d’œil graves à nos
odyssées, nos exils et aux tragédies ac-
tuelles des réfugiés... mais sans renon-
cer à la joie. On n’y aura jamais autant
dansé, chanté à la fin des spectacles.
Comme s’il était bon et nécessaire
d’exulter après les prises de conscience
politiques auxquelles invitaient tant
de créateurs, quitte à culpabiliser le
public, à lui faire la morale, comme
c’est tant la mode aujourd’hui. Est-ce
la présence de nombreuses metteuses
en scène? A cette 73e édition régna
heureusement une relation plus di-
recte et apaisée à la représentation, à
la simple magie du spectacle. Du Pré-
sent qui déborde. Notre Odyssée II de et
par Christiane Jatahy 1 au Pelléas et
Mélisande de Maurice Maeterlinck, par
Julie Duclos, du Lewis versus Alice de et
par Macha Makeïeff à Sous d’autres
cieux, de Kevin Keiss, par Maëlle Poésy.
Peut-être parce que ces femmes ar-
tistes-là refusent de renoncer à leur es-
prit d’enfance... Les spectacles pour
enfants, d’ailleurs, auront enfin trou-
vé ici une place singulière. En té-
moignent Michel Raskine dans son
noir et très drôle Blanche-Neige, his-
Dans l’envoûtante et mystique
pièce (1892) de Maurice Maeterlinck
(1862-1949) – mi-conte cruel pour
enfants, mi-tragédie amoureuse
médiévale –, les paysans meurent
de faim et se réfugient dans les
grottes sans fond du bord de mer.
Autour du château délabré et
sombre du vieux roi Arkël, tout
évoque on ne sait quelle catastrophe
climatique prochaine. Telles celles
qu’on nous annonce désormais...
C’est dans cet univers de fin du
monde, qui bruisse de tant de sons,
de souffles inquiétants, que le
visionnaire Maeterlinck a installé
sa pièce sauvage et douce à la fois,
mystérieusement violente, dont
Claude Debussy fera quelques
années plus tard un lancinant
opéra. Et s’il était plus facile de
mettre en musique qu’en théâtre
cet ovni dramatique? Comment
traiter sur scène les ellipses du
texte, les multiples changements
de lieux, les secrets de cette
Mélisande que Golaud, petit-fils
d’Arkël, trouve au crépuscule dans
la forêt où il s’est lui-même perdu
en chassant? Elle y pleure seule au
bord de l’eau, effrayée. La metteuse
en scène Julie Duclos a filmé cette
scène d’ouverture en décors
naturels et costumes modernes.
On la regarde sur un écran géant
quand commence le spectacle.
Mélisande (la si délicate Alix
Riemer) y porte juste un foulard aux
couleurs vives qui évoque peut-être
des origines tsiganes. Elle est
l’exilée, l’étrangère, la réfugiée...
A touches fines, Julie Duclos fait
écho à notre aujourd’hui. Comme
si, par-delà la sublime et interdite
passion qui va lier Mélisande et
le jeune frère de Golaud, Pelléas
(Mathieu Sampeur, remarquable),
Maeterlinck avait aussi réussi une
œuvre prophétique sur notre vieux
monde en faillite. Où rôde partout
la mort. Même la frêle enfant que
Mélisande met au monde n’a plus
la force de pleurer. Sur le plateau
rayonne une familière étrangeté,
une mélancolique inquiétude,
une spiritualité tout en sensualité
et matière. Qui chavirent l’âme.
| 2h | Drame de Maurice Maeterlinck | Mise
en scène Julie Duclos | Du 16 au 18 oct.
au CDN de reims, les 13 et 14 nov. au CDN
de Normandie-rouen, du 27 au 30 nov.
au CDN de Lille, les 17 et 18 déc. au CDN
de Besançon-Franche-Comté... y.
Télérama 3629 31 / 07 / 19