01Net N°913 Du 7 Août au 3 Septembre 2019

(Marcin) #1
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(1) Vocabulaire de la culture (liste de termes, ex-
pressions et définitions adoptés) publié au Jour-
nal officiel, le 25 juin 2019 (bit.ly/30An6AU).
(2) Romans et récits, tomes 1 et 2 (Romain
Gary, bibliothèque de La Pléiade, mai 2019) à
retrouver sur bit.ly/2LVSbv2.
(3) in La vie devant soi (prix Goncourt 1975,
Émile Ajar).

L


a trêve estivale oblige à s’arrêter, à faire le point sur une saison qui, pour
votre magazine, défile de septembre à juillet. À l’heure où vous lisez ces
lignes, la rédaction apprécie une autre vie que la sienne, d’ordinaire ponc-
tuée de recherches d’histoires singulières et de bons « angles » pour vous
les narrer. Sur pause, la cervelle opère alors un drôle de cheminement,
comme si elle digérait tout ce qu’elle avait ingurgité dans l’année. Ainsi, quand
la Commission d’enrichissement de la langue française publie le résultat de ses
travaux(1) avec l’honorable ambition de chasser les anglicismes, quitte à révéler
un vocable insolite pour conter l’évolution de la société, l’ironie embrase l’esprit.
Saviez-vous qu’il faut parler aujourd’hui d’un « accrolivre » (« page turner », en an-
glais) pour désigner ce que l’on appelait, hier, un bouquin captivant? Pensez à dire
« magasin amiral » (« flagship store ») pour décrire une grande boutique de marque,
ou à utiliser le terme, certes empreint de poésie, « publicité caméléon » (native
advertising), pour définir une réclame ressemblant à s’y méprendre à un article de
presse? Avec l’esprit badin du vacancier, tentons de faire avancer le schmilblick
de la commission susnommée en lui donnant matière à réflexion pour ses futures
délibérations sur le sens des mots nouveaux.

Peut-on faire confiance à une « intelligence artifi-
cielle » pour résoudre l’ânerie naturelle? Si la « mon-
naie virtuelle » ne déforme pas les poches, remplit-elle
l’estomac? D’ailleurs, on peut se demander si, à mesure
que les humains « s’augmentent », la condition animale
ne régresse pas. Sur cette question comme sur d’autres, les « assistants vocaux » – qui ont réponse
à tout – devraient souffler des solutions judicieuses aux dirigeants sourds aux doléances ci-
toyennes exprimées sur les « réseaux sociaux ». Toujours connecté, c’est bien; jamais déconnecté,
n’est-ce pas mieux? Au fait, c’est quoi une « fausse information » (fake news), sinon de la désin-
formation, de la propagande ou de la rumeur? Les mots, comme les maux, existent déjà, pour-
quoi les contourner? Pour créer la confusion? Demain, une « voiture autonome » conduira en
toute liberté ses passagers vers des destinations qu’ils refusent, selon le principe bien connu des
mouvements autonomistes. Le contraire du « transhumanisme », c’est l’ignorance des hétéros?
Et si les recherches en « biotechnologies » étaient conduites par des sectes de végans et d’intolé-
rants au gluten, ça priverait les autres des bénéfices de la science? À l’école, on dit que donner,
c’est donner; reprendre, c’est voler. Selon ce principe, les géants du numérique, collecteurs de
données personnelles offertes de bon cœur, peuvent dormir sur leurs deux (grandes) oreilles...

L’écrivain à succès Alain Damasio (lire p. 32) enfonce le clou en interrogeant plus
largement le lecteur : accrochés à une laisse, même invisible, les humains gardent-
ils une quelconque liberté? Pour y réfléchir, il faut certainement se replonger dans
une autre littérature, entrée en mai dernier dans La Pléiade(2). Celle du seul auteur
ayant reçu deux fois le prix Goncourt en déclinant à deux reprises un siège à l’Aca-
démie française. Ce romancier, qui a traversé le siècle sous cinq identités (Kacew,
Gary, Ajar, Sinibaldi, Bogat) et à qui l’on doit Les racines du ciel et La promesse de
l’aube, évoque, non sans humour et autodérision, la difficulté de gagner son indé-
pendance et de conserver son intégrité. « Je pense que pour vivre, il faut s’y prendre
très jeune, parce qu’après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux »,
fait-il dire à Momo(3) un gamin hébergé par la tenancière d’une pension « pour les
gosses qui sont nés de travers » – les enfants de prostituées qui se « défendent avec
leur cul ». Romain Gary, alias Émile Ajar, éblouit par son style luxuriant et son ima-
ginaire fertile. « Quand vous commencez à souffrir de claustrophobie, des barbelés,
du béton armé, du matérialisme intégral, imaginez ça, des troupeaux d’éléphants, en
pleine liberté, suivez-les du regard, accrochez-vous à eux, dans leur course, vous ver-
rez, ça ira tout de suite mieux...» En n’oubliant jamais que la vie est devant soi.z

LA VIE DEVANT SOI


Par Amaury Mestre de Laroque du 7.08 au 3.09.2019 - 01NET 913 3

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