Libération - 01.08.2019

(Barry) #1
membre de Human Rights Obser-
vers (HRO). Dès octobre 2017, l’orga-
nisation s’est mise à constituer des
binômes pour observer les évacua-
tions, en réaction à de nombreux
témoignages de violences policières
contre les migrants.«Cette présence
permettait à la fois de documenter
ces violences et d’exercer une forme
de dissuasion contre celles-ci»,indi-
que HRO dans un rapport de juin.
On y apprend au passage que les
expulsions sont devenues quoti-
diennes à Calais, jour de Noël com-
pris, à partir d’août 2018.«La fer-
meté se conjugue avec l’humanité,
assume le préfet Fabien Sudry.Dé-
fendre la liberté d’installation en
tous lieux n’est pas sérieux.»

SIX MINEURS
A Calais, tout le monde semble
accoutumé aux expulsions à répéti-
tion. Celle du camp des Verrotières
se poursuit dans le calme. Il

est 9h30. Ce jour-là, 53 personnes
volontaires, dont 6 mineurs, sont
conduites vers des centres d’accueil
et d’hébergement du département,
selon la préfecture. Perchés sur les
dunes, migrants et humanitaires
font face aux policiers qui encer-
clentlazonependantsonnettoyage.
En contrebas, des hommes en com-
binaison détachent, soulèvent et
traînent les tentes, avant de les jeter
dans des utilitaires. Pourquoi ils«
commencent par les tentes? Ils
auraient pu commencer par les pou-
belles!»s’écrie Mariam, figure locale
du Secours catholique. Sa voix ré-
sonne plus fort:«S’il vous plaît, on
voudrait les récupérer. Merci !»
Pas de réaction. Un instant, les mur-
mures cessent. Et tout le monde ob-
serve en silence. Bachir, l’un des
«résidants» du camp, a posé un car-
ton sous ses fesses et une boîte
rouillée de bonbonsà ses pieds. Il
fixe la scène, le nez blotti dans son

keffieh orangé. De l’autre côté de la
route de Gravelines, un homme pré-
fère attendre assis sur la balustrade
d’une maison.«C’est comme des
chats et des souris. Quand tu sais
que le chat arrive, tu te caches»,
souffle Frédérique. La retraitée dis-
tribue des petits-déjeuners à des
Afghans regroupés dans la zone de
l’hôpital.«Quand la police vient, on
part une heure ou deux. Les policiers
détruisent tout et on revient»,ra-
conte l’un d’eux.«C’est comme ça
depuis trois ans,poursuit Frédéri-
que.Ils viennent là, ils leur prennent
tout. Ils les usent et ça se passe sous
le radar. On n’en parle pas.»
Le paysage témoigneaussi de ces
expulsions. Ici, un espace vert
grillagédansunquartierrésidentiel.
Là, ces grilles et ces barbelés près
d’un pont d’une zone d’activités. Ou
encorecesrochersdéposéspourfer-
mer un site de distribution de repas.
«Je n’ai pas l’impression d’être dans
une ville assiégée,dit le préfet.Les
infrastructures sont sécurisées. Nous
n’avons plus d’intrusion directe à
Eurotunnel et deux fois moins sur le
port de Calais. La situation s’est
considérablement améliorée.»

«VILLE-PRISON»
Les installations anti-migrants
autour de la rocade portuaire sont
les plus anciennes.«Nous avons réa-
lisé la clôture, et maintenant nous
passons au mur»,annonçait le
ministre de l’Immigration britanni-
que Robert Goodwill, quelques
semaines avant le démantèlement
de la «jungle». A l’époque, Londres
avait injecté 17 millions d’euros pour
cloisonner la zone portuaire de Ca-
lais, dont 2,7 millions pour le mur
végétalisé qui borde la rocade.
Parmi les installations récentes, il y
a cette enceinte en béton, souhaitée
par la préfecture t érigée autour dee
la principale station-service de la
ville, début 2019. Total en règle la
facture.«Allez-y, montrez ce que Ca-
lais est en train de devenir»,dit un
automobiliste, en passant tout près.
Trop rapide pour savoir ce qu’il en
pense réellement. Du fil barbelé a
été rajouté en haut des trois mètres
de mur. Anthony, un téléconseiller
de 38 ans, l’appelle «le mur de Ber-
lin»:«Faut pas que les migrants res-
tent, mais on les empêche de partir.
C’est honteux et aberrant qu’on soit
obligé d’en arriver là avec un gouver-
nement qui prône l’ouverture mais
qui construit des murs.»
Ce mur, Lydie, Calaisienne de 55 ans
en recherche d’emploi, l’a baptisé à
l’identique. Elle se met en colère
dès qu’elle en parle:«S’ils croient
arrêter l’immigration comme ça...
Ça ne s’arrêtera jamais. Moi, je ne
reconnais plus ma ville. C’est dom-
mage parce que c’est une belle ville.
On dit “égalité, fraternité” Elle est
où, la fraternité ?»Lydie a l’habi-
tude d’accueillir des exilés chez elle.
Ce soir-là, Zimako, un ancien rési-
dant de la «jungle», cuisine dans
son appartement. A table, le «mur
de Berlin» suscite plus de commen-
taires que le fufu, un plat africain,
sorte de pâte mélangée à de la sauce
arachide. Les deux amis ironisent
sur Calais «ville-prison»:«Un jour,
les gens auront une clé pour rentrer
et une autre pour sortir.»•

Sur le chemin de la sortie, Hugo
interroge la petite escorte:«Est-ce
que c’est une opération régulière?
Est-ce qu’il y a un huissier?»UnCRS:
«C’est pas mon problème. Je suis là
pour l’ordre public. Prenez-les chez
vous!»Hugo:«Ils vont
trouver un autre
terrain et ça va re-
commencer.»Un
policier, la cin-
quantaine, nous
r a c c o m p a g n e
aussi, la main
cramponnée à no-
tre sac à dos. On
le sonde:«Ça doit
vous laisser des
traces, ces interven-
tions ?»Lui, surpris:«Tout
laisse des traces. Un amour brisé
laisse des traces.»
Nous voilà tous hors du périmètre.
«Dans le temps, on restait avec les
exilés»,se souvient Mathilde, aussi

Un bénévole :«Il faut leur dire de garder leurs tentes. On n’en a plus à donner !»

sous le regard de médias du monde
entier. Plus jamais ça, s’étaient en-
gagées les autorités.
Depuis, les migrants n’ont aucun
répit. La «jungle» appartient aux
mémoires, mais la frontière attire
toujours et, bien que rares, des pas-
sages vers l’Angleterre se font en-
core. Aussi risqués soient-ils. Dans
le Calaisis, onze personnes y ont
laissé leur vie depuis trois ans.«For-
tifier ou militariser une frontière,
c’est les pousser à prendre plus de
risques ou à tenter le passage plus
loin»,constate Maël Galisson, mili-
tant au Groupe d’information et de
soutien des immigrés, qui recense
les morts. Les riverains, eux, sont
hantés par la crainte de revivre près
d’un bidonville. Il y a des tentes de«
temps en temps»,dit Sophie, la voi-
sine de Francis. La quadragénaire
vient d’acheter une maison pas loin
du terrain de l’ancienne «jungle»,
désormais vide:«On sait que ce sont
des malheureux, mais on ne peut
pas les laisser s’installer... Si on voit
des tentes, on appelle les CRS et ils
leur font peur.»Francis considère
que«depuis que les CRS sont là, ça
va mieux».Le papy poursuit, en se-
couant son désherbeur:«On a été
libérés de ça, et espérons que ça ne
reviendra jamais !»


BRASERO
Au milieu des dunes, dans le camp
des Verrotières, des hommes se ré-
veillent pendant que d’autres plient
leurs affaires. Des rats font les pou-
belles. Entre 100 et 150 personnes,
principalement des hommes et des
adolescents d’origine africaine, se
sont réfugiés dans ce bout de
no man’s land, à l’écart de la ville.
Un parmi d’autres. Des lieux de vie
précaires ont aussi émergé dans les
bois ou sur des friches alentour
depuis l’automne 2016. L’Etat es-
time qu’environ 300 migrants sont
présents à Calais, tandis que les
associations en dénombrent entre
500 et 600. Ce matin-là, beaucoup,
comme Céleste, sont déjà partis du
camp, préférant éviter la police.
Assis près d’un brasero, deux hom-
mes se réchauffent. Trois autres
montrent six papiers scotchés sur le
murd’unhangar.Lasociétésous-lo-
cataire a saisi la justice pour faire
évacuer le site. Les papiers ordon-
nent l’expulsion, en français et en
anglais. Police! Police!»« ’écrie sou-s
dain un homme. Trois camions
bleus se garent devant le portail
coulissant. La peur passe sur les
visages. A toute vitesse, les gars du
brasero fourrent quelques affai-
resdansdessacs,ramassés
dans la précipitation.
Un groupe file en di-
rection d’une dune,
disparaît quelques
minutes, puis re-
vient.«Tout le pé-
rimètre est encer-
c l é », réalise
Mathilde. La béné-
vole d’Utopia 56 se
tourne vers Hugo de
l’Auberge des migrants:«Il
faut leur dire de garder leurs tentes.
On n’en a plus à donner !»Plus le
temps. Sur la dune, un policier
pointeunecaméra.Unedesescollè-
gues fonce sur eux:«Dehors !»


Le long de la rocade portuaire, un grillage empêche l’accès aux réfugiés.

20 km

CALAIS
Arras
SOMME

NORD

BEL.

Mer du Nord

Manche

Calais

Libération Jeudi 1 erAoût 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u 17

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