Libération - 01.08.2019

(Barry) #1

ÉVÉNEMENT


Illustration

L


a première fois, Aline a 7 ans. Elle ne 1
comprend pas très bien comment sa
pilule fonctionne, elle et son copain
ont peur qu’elle tombe enceinte, ils vont en-
semble en officine demander une contra-
ception d’urgence. Dans leur petit
village des Landes, tout le monde
se connaît et le pharmacien
n’échappe pas à la règle.«Je m’approche
pour lui demander la pilule du lendemain,
se souvient la jeune femme. à, il m’appelleL
par mon prénom, me dit “Aline, comment
oses-tu ?” J’ai une réputation de fille sage,
alors il m’engueule : “Je veux pas que t’aies
un gosse, si t’as un gosse, j’aurai ça sur la
conscience.”J’ai pas le temps de m’expliquer.
Il me balance la boîte à la figure. Je suis sor-
tie en pleurs.» ’année suivante, Aline partL
vivre rès de Bordeaux. Une de ses amiesp
a besoin de la pilule du lendemain, elle dé-
cide d’aller la chercher à sa place:«Cette fois
encore, le pharmacien me crie dessus devant
toute la file d’attente, raconte-t-elle, amère.
Il me dit que je suis irresponsable. J’essaie
de lui répondre, mais il me coupe : “Ah, toi
aussi tu vas me sortir l’excuse du viol? Vu

comment tu es habillée...” Il finit par me
donner la pilule et me lâche : “Attends-toi à
être stérile à force d’en avaler.”»
Cinq ans plus tard, Aline sait maintenant
qu’on lui a menti. Elle a appris que non, la
pilule du lendemain ne la rendrait pas sté-
rile. Mais la suspicion perdure. D’après l’en-
quête publiée début juillet par Santé publi-
que France, 54,3% des moins de 30 ans
considèrent que la pilule du len-
demain est dangereuse. Encore
taboue, souvent négligée dans les
programmes d’éducation ais aussi de for-m
mation des professionnels de la santé, la
contraception d’urgence reste sujette aux
fantasmes.«Ces pilules ont complètements
sûres, ertifie le Consortium internationalc
pour la contraception d’urgence dans un
rapport publié cette année(1).Bien qu’elles
ne soient pas prévues pour être utilisées
comme méthode contraceptive régulière,
leur usage répété est sûr. Les femmes doivent
pouvoir y accéder aussi souvent qu’elles en
ont besoin.»
Et pourtant.«Attention, la pilule du lende-
main, c’est trois fois maximum», ’entends
dire un jour Elise, alors âgée de 13 ans, dans
une pharmacie de Montpellier.«C’était
juste après ma première fois. En plus d’avoir
vécu un premier rapport pas vraiment glo-

rieux, je me suis sentie jugée, comme si
j’avais fait quelque chose de mal. C’était la
double peine.» endant douze ans, Elise s’enP
tiendra au discours de la pharmacienne.
«J’y ai cru jusqu’à cette année,reconnaît-
elle. ’ai 25 ans.»J

DÉFIANCE ENVERS
LES HORMONES
A l’autre bout de la France, Ariane vit le
même scénario. Elle grandit en Touraine,
peine à trouver un moyen de contraception
qui lui convienne, prend la pilule d’urgence
à répétition:«Je m’étais faite à l’idée. J’ai
pris la pilule du lendemain plus de dix fois,
tout le monde m’avait répété que c’était ris-
qué. Inconsciemment, je me disais que j’étais
sûrement stérile.» légende est coriace.La
Sauf qu’elle est fausse.«Dans une pilule
contraceptive que l’on prend tous les jours,
il y a 150 microgrammes de progestérone,
précise Marianne Niosi, présidente de la fé-
dération Ile-de-France du Planning fami-
lial.Dans une pilule du lendemain comme
Norlevo[la plus vendue en France, ndlr], l yi
a 1,5 milligramme, c’est dix fois plus, mais
ça reste une dose très faible. Souvent, la ro-p
gestérone n’a pas d’effet secondaire très im-
portant, et quand il y en a, ils disparaissent
en vingt-quatre heures.»
Si la documentation attestant l’innocuité
du médicament existe, comment expliquer
la persistance du mythe sur sa dangerosité?
Une première hypothèse invite à interroger
le climat de méfiance envers les substances
chimiques.«On constate n retour au natu-u
rel et une défiance envers les hormones»,
note Céline Gauchard-Ménétrier, sage-
femme dans le Gard.«Si les patientes se di-
sent que la pilule est mauvaise pour la santé,
elles pensent que la pilule du lendemain est
encore pire», abonde Marianne Niosi. Que
faire quand les pharmaciens eux-mêmes se
font les porte-voix d’inexactitudes?«Cha-
que faculté consacre une part d’enseigne-
ment à la contraception, ous assure l’Asso-n
ciation nationale des étudiants en
pharmacie de France.Les volumes horaires
varient mais représentent six heures mini-
mum.» oilà pour la théorie. Navaz, di-V
plômé il y a trois ans de la

Par
VALENTINE WATRIN
Illustration NNE HORELA

ÉDITORIAL


Par
ALEXANDRA
SCHWARTZBROD


Crainte


Les témoignages que nous
publions dans ces pages
font froid dans le dos.
En 2019, il arrive encore
que des femmes subissent
une leçon de morale quand
elles réclament la pilule du
lendemain à leur pharma-
cien. Voire pire, qu’elles se
fassent traiter de tous les
noms et virer malpropre-
ment de l’officine. Bien sûr,
et heureusement, les phar-
maciens font dans leur
grande majorité leur bou-
lot avec efficacité et sans
porter de jugement moral.
Mais que certains renâ-
clent encore –ou à nou-
veau– montre que le retour
des idées rétrogrades ne
concerne pas seulement
des pays comme les Etats-
Unis ou le Brésil. Préfére-
raient-ils les avortements
clandestins d’autrefois,
avec les charcutages et les
morts que cela entraînait?
Le drame, c’est que cette
évolution croise une
crainte de plus en plus an-
crée chez les jeunes filles
et les jeunes femmes des
effets nocifs de la pilule.
Le même genre de crainte
que suscitent les vaccins,
avec les conséquences dra-
matiques que ces fantas-
mes entraînent en termes
de santé publique. Dans les
deux cas, un vrai travail de
pédagogie reste à mener.
Avec les pharmaciens
d’abord, et là, le conseil de
l’ordre a un rôle important
à jouer. Après tout, les
pharmaciens sont les pre-
miers à revendiquer désor-
mais un rôle d’agent de
santé publique. Ce qui sup-
pose hospitalité, empathie
et professionnalisme.
Et avec les jeunes femmes,
que la flopée d’informa-
tions parfois contradictoi-
res et même biaisées sur
leur sexualité (les «anti-
choix» restent très actifs et
imaginatifs) finit par per-
turber plus qu’éduquer.
C’est un drôle de hasard
qui fait que notre star du
cahier été ce jeudi est l’ac-
trice Delphine Seyrig. Elle
est justement de celles qui,
dans les années 60 et 70,
se sont battues pour que
les femmes puissent dispo-
ser de leur corps comme el-
les l’entendent. Pour qu’el-
les soient libres de choisir.
Et pour que leur avis soit
entendu et respecté.•


La pilule

du lendemain prise

au piège des pipeaux

Risques d’infertilité ou pour la santé... les légendes visant à


dissuader les femmes d’utiliser une contraception d’urgence


sont toujours colportées, au mépris des données scientifiques.


Suite page 4

ENQUÊTE


L’URGENCE, ÇA SE PRÉVOIT


La Haute Autorité de santé recommande aux médecins«une prescription à
l’avance de la contraception d’urgence, au cas par cas». Celle-ci permet aux
femmes de bénéficier d’un remboursement par la Sécurité sociale à 65%,
ainsi que d’avoir le médicament à leur disposition si besoin. Car plus la
pilule d’urgence est prise tôt, plus elle est efficace: d’après le Consortium
international pour la contraception d’urgence, son taux d’efficacité oscille
entre 52% et 100% et, selon les laboratoires, il dépasse 95% quand la prise
s’effectue dans les vingt-quatre heures qui suivent le rapport à risque. Il
existe deux types de pilule permettant d’éviter une grossesse non désirée:
au lévonorgestrel (de 4 à 10 euros), efficace jusqu’à trois jours après le
rapport non protégé, et à l’acétate d’ulipristal (17 euros), efficace jusqu’à
cinq jours. Le stérilet au cuivre permet également d’éviter une grossesse
non désirée s’il est posé dans les cinq jours suivant le rapport. Pour les
mineures, la pilule d’urgence peut être délivrée gratuitement et
anonymement en pharmacie, dans une infirmerie scolaire ou dans un
centre de planification. L’obtention est également gratuite pour les
étudiantes dans les services universitaires de médecine préventive.V.W.

2 u ibération L Jeudi^1


erAoût 2019
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