Libération - 01.08.2019

(Barry) #1

Expert comptoir


Rudy Maman ort en bars à thème et rentabilité,F


ce limonadier règne sur les nuits de Juan-les-Pins.


A


u carrefour le plus animé de Juan-les-Pins, dans les
Alpes-Maritimes, la soirée salsa fait s’ébrouer une cen-
taine d’estivants en plein air, dans la chaleur moite
d’une soirée post-caniculaire. Un groupe de joyeux et diony-
siaques Cubains, venus de Marseille, est à la manœuvre. A
distance, sur la terrasse de la Réserve, un de ses six bars ou
boîtes de nuit judicieusement disposés autour du lieu du con-
cert, Rudy Maman (prononcez «Mamane») observe, ravi de
l’affluence.
Ce 1er uillet, la saison s’élance. Tous les lundis soirs, ce petitj
coin de la station balnéaire de la Côte d’Azur va remuer des
hanches, flirter et transpirer sur des airs latinos.«Je fais tout
ça à mes frais. Pour animer la ville», ustifie le natif de Juanj
au visage fin, taille maîtrisée et teint hâlé. Et si cela fait
consommer aux touristes quelques cocktails après l’effort,
il ne s’en plaindra pas. L’homme est heureux mais grogne un
peu. Cela fait deux mois qu’il a demandé l’autorisation à la
municipalité et il n’a toujours pas de réponse. Il passe outre,
au risque de se faire gronder par le maire d’Antibes-Juan-les-
Pins, Jean Leonetti (Les Républicains).
«C’est un excellent maire, un homme intègre, mais il ne com-
prend rien au commerce. Il est d’une démagogie totale. Il tape

sur les jeunes et les touristes, qui ne votent pas, pour faire plai-
sir aux habitants. C’est électoraliste.» udy Maman n’a pasR
digéré les deux fermetures administratives infligées l’an
dernier à certains de ses établissements par le préfet(«il est
en cheville avec le maire»). our des rixes qui se sont passées,P
selon le commerçant, loin de ses lieux de fête ou bien après
leur fermeture.«J’ai gagné les deux recours mais ça m’a coûté
150 000 euros de manque à gagner. Mon rôle est d’accueillir
les gens mais je passe mon temps à faire de la procédure.
Bon, avec le maire, ça s’est calmé. Ne le chauffez pas trop», e-d
mande-t-il en arrachant gentiment notre stylo.
En bon chef d’entreprise, Rudy Maman peste contre l’excès
de règles et de formalisme qui touche on activité, qui pèses
sur les«exploitants». olitiquement, l’homme se présenteP
comme un«modéré» ui ne voteq «évidemment pas» our l’ex-p
trême droite, trouve la droite classique ringarde et défend les
grandesmesureséconomiquesdeMacron.«La fête est barrica-
dée. Il ne faut pas trop de son, pas trop d’alcool, pas trop de sexe.
On infantilise les gens. Les choses peuvent être norméesmais
il faut garder les pieds sur terre. Ça peut être simple.»
A 60 ans, et l’air d’en avoir dix de moins(«[il]ne boi[t] as d’al-p
cool même [s’il]en vend»), e patron de PME aimerait bien pas-l

ser la main. Son fils unique, étudiant à Londres et tenté par
la production ciné, ne veut pas reprendre.«Avec cette épée de
Damoclès de la fermeture administrative, qui voudrait investir
dans des boîtes de nuit? Pas des banques ou des hommes d’affai-
res rationnels, mais des voyous qui ont une approche différente
du risque...» es voyous?D «Il n’y en a plus un seul ici, c’est fini
tout ça, c’est du fantasme, e reprend-il, en arrachant à nou-s
veau notre stylo.C’est plus difficile de blanchir de l’argent
aujourd’hui. Et puis, c’est l’argent de la drogue maintenant,
c’est colossal, on ne peut pas le faire passer dans des bars...»
Bon, quand même,«à chaque nouveau commissaire, je vais
le voir pour me présenter. Je suis plus copain avec les flics
qu’avec les voyous !».
Rudy Maman n’est pas un noceur exubérant, flambeur et
grande gueule, comme le voudrait une image stéréotypée du
patron de bar dans le Sud. Polo et short bleus, tongs Havaia-
nas il semble moins prêt à filer à une teuf de Jean Roch à:
Saint-Trop qu’à piquer une tête sur la plage publique d’à côté.
Tranquille, la tête sur les épaules, les yeux penchés vers la cal-
culette. Il adore son métier d’ambianceur.«On donne du bon-
heur aux gens. Les boîtes, c’est la première agence matrimo-
niale de France. C’est mieux que Tinder!» e marre-t-il. Il aimes
la Côte d’Azur,«une offre qu’il
n’y a nulle part ailleurs», en
se voit pas vivre autre part.
Ses parents sont des juifs
d’Algérie, venus en France
«avant les événements» ourp
travailler. Marseille d’abord,
puis Juan, où le paternel
rachète en 1962 la Réserve,
alors un bistrot dans son jus.
«Il servait les verres derrière
le comptoir, il faisait beau-
coup d’heures, pour l’équi-
valent de 100 000 euros de
chiffre d’affaires.»
Soit pas grand-chose pour Rudy, qui se destine dans sa jeu-
nesse à devenir juriste d’entreprise. Docteur en droit, il s’ima-
gine travailler pour Nestlé:«J’étais amoureux d’une Suissesse.»
En 1986, alors qu’ila commencé un MBA à Jérusalem, il rentre
à Juan pour prendre la suite de son père, lâché par le gérant.
«Le bar en soi ne m’intéressait pas. Mais j’ai regardé le bilan
financier, je l’ai vu comme une entreprise. J’ai informatisé, j’ai
recruté un directeur, j’ai investi.» u fil des années, il s’agran-A
dit, reprenant les fonds de commerce qui se libèrent dans le
voisinage. Son truc est de les transformer en«bars à thème»:
à côté de la Réserve et son ambiance«africaine», l y a le He-i
mingway, spécialisé dans le rhum, le Zapata (tequila), le Soviet
(vodka), les Colonies britanniques et le gros morceau, la boîte
le Village, avec sa reconstitution d’une placette de marché
«bien de chez nous». Une«institution» ui a remplacé l’ex-q
Vieux Colombier où«Johnny Hallyday a donné ses premiers
concerts» cf. YouTube( ).«On est plus proche de Disneyland que
du bar de quartier, ommente Rudy Maman, pour résumerc
sa stratégie.On fait voyager les gens.» u Soviet, on est ac-A
cueilli par une énorme tête de Lénine en polystyrène. Les
affaires de celui qui émerge comme l’un des plus gros
limonadiers de la Côte sont florissantes. Il parle facilement
d’argent mais préférerait qu’on ne s’appesantisse pas dessus.
Son holding, Layla Lavana («nuit blanche» en hébreu, avec
une coquille), fait 3 millions à 4 millions d’euros de chiffre
d’affaires et dégage une rentabilité de 25% à 30%.
De quoi faire de Rudy Maman un homme riche, propriétaire
d’une villa avec piscine dans un très beau coin d’Antibes (on
a promis de ne pas en dire plus). De cet argent, il dit profiter
pour voyager avec son fils. Il a arrêté la moto après deux
accidents graves, dont il porte les cicatrices sur les jambes.
Il concède peu de passions, si ce n’est le cinéma, qu’il regarde
sur Netflix et Amazon Prime surtout. Il affiche un goût pour
l’informatique aussi, s’amuse à concevoir des petits program-
mes de calcul de comptabilité utiles pour son business. S’il
parvient à vendre ses affaires nocturnes (comptez 7 millions
à 8 millions d’euros pour l’ensemble), il aimerait se lancer de
ce côté-là pour que«cela continue à travailler». l dit celaI
en faisant mouliner son doigt autour de la tempe.«Un truc
de geek», récise-t-il, qui pourrait simplifier le travail desp
commerçants.«Je pense qu’il y a des choses à inventer dans
la caisse enregistreuse.»•

ParJÉRÔME LEFILLIÂTRE
PhotoOLIVIER MONGE. MYOP

Patronne de boîtes
de nuit, organisateur
de soirées, DJ,
créateurs et créatures,
elles et ils, rois et reines
sont les démiurges de
nos nuits trop courtes
pour s’en souvenir,
trop longues pour être
racontées.Libé art àp
leur rencontre cet été.

ROIS ET REINES DE LA NUIT (4/9)


Libération Jeudi 1 erAoût 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe
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