Libération - 01.08.2019

(Barry) #1

Libération Jeudi 1 erAoût 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u III


A Saint-Etienne
Cette femme qui disait être de nulle part, qui
a grandi jusqu’à 10 ans au Liban où son père
était un célèbre archéologue, puis dans le
New Jersey jusqu’à 14 ans, est une enfant de
la décentralisation théâtrale, une femme de
troupe qui rêvait d’entrer au TNP dirigé par
Jean Vilar, lequel, rappelons-le, concevait son
théâtre comme«un service public, aussi néces-
saire que le gaz et l’électricité». jeune ac-La
trice, engagée à la Comédie de Saint-Etienne,
pourle Mariage de Figaro, ébutera par desd
tournées dans l’est de la France. Toute sa vie,
celle qu’on disait élitiste et dont on soulignait
les origines aristocratiques –sa parenté avec
Madame de Staël– restera fidèle aux aventu-
res collectives. On sait moins que la pièce la
plus emblématique du XXe, rien de moins
qu’En attendant Godot ont Beckett a confiéd
le manuscrit à Roger Blin, sera montée grâce
à l’intervention de Delphine Seyrig, alors mi-
neure, qui ira jusqu’à débloquer une part de
son héritage pour cette création.


A Manhattan
Après des débuts prometteurs, s’enchaînent
dix ans de galère! Dix ans où l’actrice passe
des essais, gagne des sous comme«demoiselle
des téléphones»,envisage d’être «miss météo».
«Broadway est un bouillon de projets avortés,
j’ai beaucoup avorté là-bas», aconte la comé-r
dienne auMonde, en 1981. La conséquence
directe est que le visage de Delphine Seyrig,
jeune femme, n’a pas été impressionné par la
pellicule. Lorsqu’elle débarque à New York
pleine d’enthousiasme, elle est mariée depuis
ses 18 ans avec le peintre Jack Youngerman,
–elle s’est même payée le luxe d’arriver en re-
tard à son propre mariage– et l’un de ses pre-
miers gestes est de s’inscrire à l’Actors Studio,
l’école de Lee Strasberg, qui a formé James
Dean, Marlon Brando, Marilyn Monroe.
«Grâce à lui, j’ai pu prendre conscience de moi-
même comme instrument», souvient-ellese
dansLibération.
Juste avant de rencontrer, à New York, Alain
Resnais, Delphine Seyrig tourne in extremis
son premier film –qu’elle reniera longtemps–
Pull My Daisy 1959), moyen métrage expéri-(
mental devenu culte du grand photographe
Robert Frank et du peintre Alfred Leslie. Jack
Kerouac double tous les acteurs, on n’entend
donc pas la fameuse «voix» de Seyrig. En gros
pull, les cheveux hirsutes, une clope aux lè-
vres mais toujours souriante, la comédienne
garde une classe folle. On peut supposer que
ce qu’elle déteste dans ce film –outre que per-
sonne sur le tournage ne se préoccupe de lui
dire ce qu’elle y joue– est que son personnage
ne cesse de servir et desservir ces messieurs
beatniks, tandis qu’ils discutent de choses
importantes.


A Marienbad
L’Année dernière à Marienbad(1961), troi-
sième long métrage d’Alain Resnais et lion
d’or à Venise, qui fit connaître Delphine Sey-
rig internationalement, est également celui
qui enracine le grand malentendu en lui of-
frant un costume de femme inatteignable
dont elle aura beaucoup de mal à se dé-
pouiller. Elle disait:«Je n’avais jamais mis les
pieds chez un coiffeur, je ne m’étais jamais ha-
billée. J’ai vraiment cherché de la pointe de
mes pieds à être une dame.»«Dame»,elle ne
l’est donc pas, et pourtant une étoile est née,


on copie la mèche Seyrig, fruit d’un rattra-
page capillaire, l’actrice ayant décidé la veille
du tournage de couper ses cheveux sans pré-
venir Resnais. On est libre de préférer à cette
déclaration d’amour hiératique qu’estMa-
rienbad,le mystérieuxMuriel ou le temps
d’un retour 1963), que le cinéaste tourne(
deux ans plus tard, et où, pour jouer une anti-
quaire dont la mémoire vacille, l’actrice, la
trentaine, se vieillit, teint ses cheveux en gris.
Ici, les expressions les plus banales se dotent
d’une profondeur abyssale.

Dans un magasin
de chaussures
«Ce n’est pas une femme, c’est une appari-
tion», révient Jean-Pierre Léaud, Antoinep
Doinel dansBaisers volés(1968), le gracieux
chef-d’œuvre de François Truffaut, à propos
de Delphine Seyrig – madame Tabard,
l’épouse de son patron. Delphine Seyrig trou-
ble jusqu’au malaise le jeune homme qui lui
répond «Oui, monsieur» vant de s’enfuir si-a
déré par son lapsus. La scène, célébrissime,
reste irrésistible aujourd’hui. Delphine Seyrig
est sublime dans cette composition de vamp
qu’elle interprète avec la distance mêlée
d’humour qui la caractérise. Le film sort
en 68, ce sera la seule incursion de l’actrice
parmi la Nouvelle Vague, et pour Delphine
Seyrig, rien ne sera plus pareil. A Jacques
Chancel pourRadioscopie, lle répond, àe
mille lieues du«personal branding» uasiq
obligatoire pour exister, qu’elle aimerait être
interviewée avec d’autres actrices ou acteurs.
Et loin de toute «apparition», elle lance:«Je
voudrais faire des films, presque collective-
ment, qui montrent les difficultés que vivent
les femmes. Il y a un million d’avortements en
France par an et on n’en parle jamais. Les

rapports de forces sont tels que ce sont les
hommes qui sont nos législateurs et nos pa-
trons.» n est en 1971 et cinq ans plus tard,O
Delphine Seyrig prendra une caméra pour
réaliser, avec Carole Roussopoulos,Sois belle
et tais-toi tourné en 1976 et sorti en 1981), sur(
la condition d’actrice en France, en Angle-
terre, à Hollywood. Delphine Seyrig anticipe
#MeToo, ce qui lui vaut d’être blacklistée par
certains patrons de la Gaumont et acteurs
–Yves Montand notamment. En 1969, pres-
sentie pour le rôle féminin dansla Piscinede
Jacques Deray, qui aurait été son seul film

populaire, elle refuse les essais en maillot de
bain. Mais tournera la même année la comé-
die déjantéeMister Freedom, e Williamd
Klein, en body pailleté, limite queer, choisis-
sant la marge, toujours.

Dans un pays imaginaire
Perruque blonde, allure de Jean Harlow, dé-
placements si légers qu’elle paraît voler: la fée
duPeau d’âne 1970) de Jacques Demy, où(
Delphine Seyrig surgit en transperçant un
plafond en papier peint, inscrit pour toujours
Seyrig dans la mémoire collective. Il y a un
humour fou dans cette fée qui demande au
petit faon dans la clairière d’aller jouer dehors
pour la laisser seule à seule avec la princesse
Catherine Deneuve et qui finira par convoler
en justes noces et en hélicoptère avec le roi
Jean Marais qui en oublie ses désirs inces-
tueux. Delphine Seyrig en fée? Rien de plus
naturel. Et rien de plus décalée, si l’on songe
qu’en 1970, l’actrice est totalement engagée
dans une lutte contre les archétypes que
transmettent les personnages féminins. Les-
quels ne rendent pas évident des répliques
telles«Je suis rancunière, comme toutes les
femmes».Rosalie Varda, alors âgée d’une dou-
zaine d’années, se souvient avoir été fasci-
née par l’apparente dichotomie entre sa dic-
tion hors temps et «les propos brûlants» ueq
l’actrice tient sur la sexualité. Ce tournage où
Jacques Demy dirige chaque geste au milli-
mètre n’est pas exempt de tensions.«Elle a eu
du mal à accepter un personnage aussi éva-
nescent, aux antipodes de ce qu’elle était et
souhaitait montrer. Mais si elle n’avait pas
aimé le personnage, elle n’aurait pas été aussi
merveilleuse.»

Sur la route
Non pas celle de Jack Kerouac, mais celle
imaginée par Luis Buñuel pourle Charme dis-
cret de la bourgeoisie 1972), où Delphine Sey-(
rig marche avec Bulle Ogier, Jean-Pierre Cas-
sel, Stéphane Audran, et tutti quanti sur un
chemin de campagne. Si le film est un bijou
de fantaisie politique, Delphine Seyrig y est
encore utilisée comme une grande bour-
geoise qui en impose. A propos de la sophisti-
cation qu’elle renvoie quoi qu’elle veuille, elle
dira:«On essaie toujours de donner une image
de personne pour la limiter. Si j’ai joué ces per-
sonnages, c’est parce qu’on me les a proposés,
et que c’était les rôles les plus intéressants. Ils
proviennent donc d’injections extérieures à
moi. Mais j’ai la ferme intention de ne pas me
laisser fixer.»

Sur scène
Sa biographe Mireille Brangé(2) remarque
que sur les trente-trois pièces qu’elle a jouées,
sept seulement n’ont pas été écrites au XXe.
Delphine Seyrig avait une prédilection pour
les auteurs anglais, dont elle crée les pièces
avec Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort.
C’est également sur scène qu’elle rencontre
Sami Frey, son dernier amour, avec lequel elle
jouela Chevauchée du lac de Constanceet, no-
tamment, en 1981,la Bête dans la jungle, ed
Henry James, qu’adapte Marguerite Duras.
Mais ni l’un ni l’autre ne supportait que leur
vie privée soit évoquée dans la presse.
ANNE DIATKINE

(1) 1, allée du musée, Villeneuve-d’Ascq (59).
(2)Delphine Seyrig, une vie,éd. Nouveau Monde.

«Je voudrais faire


des films, presque


collectivement,


qui montrent
les difficultés que

vivent les femmes.


Il y a un million


d’avortements


en France par an et
on n’en parle jamais.

Les rapports de


forces sont tels que ce


sont les hommes qui


sont nos législateurs
et nos patrons.»
Delphine Seyrig

India Song e MargueriteDuras (1975).d PHOTO RUE DES ARCHIVES. BCA

Baisers volés(1968), de François Truffaut.COLLECTION CHRISTOPHEL
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