Les Echos - 01.08.2019

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Les Echos Jeudi 1er août 2019 IDEES & DEBATS// 07


art&culture


LE POINT
DE VUE


de Jean-Christophe Berlot


Taux négatifs :


quel prix a l’avenir?


L


es taux des obligations d’Etat
françaises sont passés en terri-
toire négatif, les allemandes y
gravitent déjà depuis plusieurs mois.
Mario Draghi, président sortant de la
Banque c entrale européenne, annonce
que la baisse du taux directeur de la
BCE pourrait encore s’amplifier.
Les Etats y trouvent une marge de
manœuvre inespérée, puisque le rem-
boursement de leur dette relâche sa
tension. L’inflation supérieure au taux
d’emprunt la diminue même mécani-
quement, et de plus en plus fortement.
Chacun s’endette plus facilement, du
consommateur aux Etats.
Mais la p ortée symbolique d’un taux
négatif est bien supérieure à ses consé-
quences immédiates. Un endettement
facile hypothèque l’avenir (au sens pre-
mier du terme), il en limite la richesse
potentielle. U n taux n ul, e t plus encore,
négatif, dit que le futur vaut moins que
le présent. Abaisser les taux, c’est
dénier à demain la possibilité de valoir
plus qu’aujourd’hui.
On nous dira : « Le maintien des taux
à zéro est une mesure purement techni-
que, destinée surtout à encourager les
banques à investir dans l’économie plu-
tôt qu’à épargner. » Sans doute, mais ne
dit-il pas quelque c hose aussi du niveau
de confiance dans l’avenir? Etrange
paradoxe, alors que les chefs d’entre-
prise français gardent le moral, encou-
ragés par les mesures du moment.
Alors que le CAC 40 monte en flèche,
donc l’espoir de gain que portent les
actions. Paradoxe, ou aveuglement?
Ecart croissant entre le court terme à


futur. Les émissions de gaz à effet de
serre ont continué à s’accroître en
2018, malgré les alertes et les mises en
garde. Malgré les vagues de chaleur
incroyables ici et les ouragans ailleurs.
C’e st-à-dire que la marche du monde
échappe à ceux qui le dirigent, et à
nous tous. Hasard du calendrier,
Mario Draghi a annoncé ses nouvelles
mesures précisément le jour du pic de
la canicule.
Les réseaux d’information de la
presse, puis c eux q u’on appelle
« sociaux » ont rendu le monde acces-
sible à tous. Les événements se propa-
gent à la vitesse de la lumière. On peut,
techniquement du moins, tout savoir
sur tout, et à tout moment. La part de
rêve a décru avec l’impression de cons-
cience q u’on a de la planète. Or
qu’est-ce qu’un avenir, s’il ne porte pas
un rêve?
Les taux négatifs portent peut-être
cela aussi : l’envie de profiter de
demain dès aujourd’hui, parce qu’on
n’est pas sûr que demain vaille grand-
chose. Il n’est pas très étonnant que les
gouvernants, des Etats-Unis à l’Inde et
à la Chine, investissent à nouveau très
concrètement dans la conquête spa-
tiale. Telle est la première mission des
dirigeants désormais : reconstruire un
avenir à la planète et à la société des
humains. Avec nous tous, et pour nous
tous. Alors peut-être on pourra sortir
des taux zéro.

Jean-Christophe Berlot
est directeur associé du cabinet
de conseil Executive Portance.

un an et le plus long terme à dix ans?
On nous dira aussi que les taux reflè-
tent surtout une aversion au risque :
l’épargne des grandes banques est
davantage à l’abri dans des obligations
à taux négatif que dans l’économie
réelle, qu’il s’agit de relancer dans un
contexte de guerre économique mena-
çante pour l’économie mondiale. « A
l’abri! » : les financiers détestent le ris-
que, on le sait. La société tout entière
leur emboîte le pas.

L’aversion au risque s’est tellement
accrue ces dernières années. Le « ris-
que zéro n’existe pas », répète-t-on à
l’envi. Mais son niveau d’acceptabilité
est, lui aussi, proche de zéro. Le pou-
voir de l’émotion sur la raison en
témoigne tous les jours. Il suffit aussi
de regarder dans le cœur des villages :
la boutique du courtier ou de l’agent
d’assurances a remplacé la librairie et
la boucherie. La « protection » contre
le risque a donc plus de valeur désor-
mais que l a proximité d’une nourriture
physique ou spirituelle.
Il n’empêche : un taux d’intérêt
porte aussi le prix qu’on accorde au

La part de rêve a décru
avec l’impression
de conscience
qu’on a de la planète.

Or qu’est-ce qu’un avenir,
s’il ne porte pas un rêve?

LE POINT
DE VUE


de Vincent Champain


Grands projets :


rompons avec


la culture de l’immédiat


O


n se souvient du premier pas
sur la Lune le 21 juillet 1969,
mais on a oublié les difficultés
du programme spatial Apollo, qui a
mobilisé plus de 150 milliards de dollars
et 400.000 hommes. Trois ans avant
l’alunissage, Samuel Phillips, chargé de
clarifier les causes des dérives du pro-
gramme spatial, mettait en garde ses
commanditaires : « Après prise en
compte d es é léments positifs, je n ’ai pas p u
trouver de raisons solides qui d onneraient
confiance dans la performance future du
programme. » Le vaisseau spatial, initia-
lement estimé à 400 millions de dollars,
fut en réalité neuf fois plus coûteux. Un
incendie a emporté l’équipage d’A pollo 1
deux ans et demi avant Apollo 11.
En 1970, une explosion a lieu à bord
d’A pollo 13 – le « Houston, on a un pro-
blème » du film avec Tom Hanks. En
1986, Challenger explose soixante-
treize secondes après son décollage,
emportant l’ensemble de l’équipage.
Une tragédie due à la défaillance d’un
joint à 70 centimes.
Qui a mené des projets complexes
comprend la solitude du directeur de
projets face à ce type de difficultés. Les
cyniques rappelleront que les projets
ambitieux suivent une séquence bien
établie. D’abord, l’enthousiasme du
démarrage, au cours duquel chacun
cherche à s’associer au projet. Puis les
doutes qui suivent les premières difficul-
tés, inhérentes aux projets complexes.
Suit l’hystérie qui accompagne le réajus-
tement des délais et des coûts.


plus facile de respecter le calendrier de
construction de la centième maison
d’un lotissement ou d’un site de rencon-
tres en ligne que d’envoyer un cosmo-
naute sur une autre planète, construire
un nouveau type de centrale nucléaire
ou d’éradiquer le virus du sida.
Les grands projets technologiques
visent à explorer toutes les options per-
mettant d’atteindre un but. Ils ne peu-
vent donc être comparés ni aux projets
qui ne visent qu’à reproduire un résultat
connu s ans ouvrir d e voie nouvelle, ni au
modèle économique des start-up. Pour
une start-up qui a réussi, cinq entrepri-
ses auront peut-être exploré en vain
d’autres façons de servir le même mar-
ché. La rentabilité sera forte pour les
actionnaires de l’entreprise gagnante,
mais plus modérée pour la société dans
son ensemble, qui aura financé toutes
les entreprises concernées et leurs coûts
induits (allocations chômage, défauts de
paiement).
A une époque où le faible niveau des
taux devrait favoriser les projets de
temps long, où les enjeux climatiques,
technologiques ou géopolitiques nous
poussent à réinventer notre modèle e t où
la Chine démontre sa capacité à investir
de façon patiente, n ous devons retrouver
la capacité qui fut la nôtre à résister à la
culture de l’immédiat et à soutenir dans
la durée des projets ambitieux.

Vincent Champain
est cadre dirigeant et président
de l’Observatoire du long terme.

Viennent ensuite la recherche de cou-
pables, puis la punition des innocents,
car il est plus facile de sanctionner les
pilotes d’un projet que de s’attaquer aux
causes profondes des difficultés. Le
cycle s’achève par la promotion de ceux
qui n’ont pas été impliqués dans le pro-
jet. Or, pour réussir des innovations de
rupture, il faut faire l’inverse : garder
son calme face aux imprévus, recher-
cher, puis traiter leurs causes profondes
et persévérer en se focalisant sur l’objec-
tif, tout en veillant au maintien de l’équi-
libre économique d’ensemble.

Le risque est inhérent aux grands
projets. Les mégaprojets industriels
sont 85 % à finir hors budget. Ce taux
atteint 90 % pour les projets d’infras-
tructure et dépasse 80 % dans 23 % des
grands projets informatiques. Une par-
tie de ces dépassements est liée à la con-
ception, la gestion ou la gouvernance
du projet, voire à un excès d’optimisme.
Mais ces aléas tiennent aussi à l’impos-
sibilité de prévoir totalement des pro-
grammes dont nombre de détails ne
sont pas connus au démarrage. Il est

Les mégaprojets
industriels sont 85 %
à finir hors budget.

Ce taux atteint 90 %
pour les projets
d’infrastructure.

The

artist

Le génie de William Kentridge


exposé à Bâle


L’exposition rassemble une sélection des travaux de l’artiste depuis les années 1980.

Judith Benhamou-Huet
@judithbenhamou

William Kentridge est né
en 1955 en Afrique du Sud.
Il a donc vécu quarante ans
au sein de l’infâme régime
de l’apartheid. Il raconte
que alors, la seule manière de comprendre
la société était de développer, à titre per-
sonnel, son sens de l’absurde. William Ken-
tridge est blanc. Son père, Sydney, est
connu comme l’un des avocats importants
anti-apartheid. Voilà pourquoi on ne peut
pas séparer le contexte dans lequel il a
grandi et sa création actuelle. Il a mis au
point un monde unique – c’est ainsi qu’on
reconnaît un grand artiste – en noir et
blanc, composé entre autres de films d’ani-
mation, inscrits dans de savantes installa-
tions. A Bâle jusqu’au 13 octobre, il est
l’objet d’une grande exposition qui rassem-
ble un ensemble de ses travaux depuis les
années 1980.
William Kentridge met au point des récits
qui n’ont ni début ni fin. Dans le catalogue de
l’exposition est reproduit un texte clef dans
lequel il se justifie. L’un de ses grands chocs
fut de comprendre comment l’Histoire, la
grande, présente toujours une réalité par-
cellaire. Il donne l’exemple de Rome, cette
ville qu’il chérit et qui occupe son imagi-
naire depuis qu’il a six ans. Il lui a fallu bien
longtemps pour réaliser que, dans ce ber-
ceau de l’Antiquité, la Renaissance était con-
comitante avec une réalité moins huma-

niste : l’invention du ghetto,
dans lequel les juifs étaient
confinés et humiliés. C’est
pour cette raison que ses
récits ne sont jamais linéai-
res, mais constitués comme
des collages.

Héritier de Méliès
Ses outils sont le fusain, des ombres chinoi-
ses projetées et la vidéo, a ssociés à une multi-
tude d’instruments anciens et souvent
savants (gramophones, loupes, etc.) qui don-
nent un caractère volontairement anachro-
nique à son travail. Quant aux images, elles
ne sont pas accompagnées de mots pronon-
cés par les protagonistes, mais par des musi-
ques. Car l’artiste se présente comme un
héritier de Georges Méliès, cet ancien magi-
cien qui utilisa le cinéma muet en pionnier
afin d’élargir sa palette de tours...
Le sommet du travail de Kentridge à Bâle
est une immense installation vidéo,
mélange de dessins, d’ombres chinoises et
de séquences filmées figurant une proces-
sion très longue qui fait défiler, en ombres
chinoises mélangées à des films, la vie avec
ses morts, ses bourreaux, ses peines et ses
joies. Elle est accompagnée d’une fanfare
qui résonne loin dans l e musée. « Il n’y a rien
de plus puissant que la magie de l a fanfare qui
retentit dans mon studio », raconte Ken-
tridge, qui se souvient des processions reli-
gieuses de sa jeunesse en Afrique du Sud. Sa
musique continue à nous hanter bien après
avoir quitté le musée de Bâle.n

EXPOSITION
William Kentridge,
A poem that is not
our own
Bâle (Suisse),
Kunstmuseum Basel,
jusqu’au 13 octobre.

Cent ans après sa mort, Victor
Segalen reste un écrivain peu
connu. Seules trois œuvres


  • « Les Immémoriaux »,
    « Stèles » et « Peintures » –
    ont été publiées de son vivant,
    et d’ailleurs éditées en petit nombre.
    Pourtant, on compte des milliers de pages
    de notes, carnets de voyage, esquisses de
    roman et de poèmes. Alors pourquoi tant
    d’écrits embryonnaires chez celui qui
    aimait l’œuvre achevée? Segalen est
    d’abord un artiste qui porte un culte sou-
    verain au beau. Quand il ne reprend pas
    avec minutie ses textes des années après
    les avoir écrits, ce perfectionniste montre
    un soin particulier à leur publication
    esthétiquement élaborée.


Projet avec Debussy
Mais, surtout, Segalen est un insatiable
curieux qui multiplie les projets littéraires
aussi i maginatifs que sa vie est foisonnante.
Médecin, archéologue, sinologue, écrivain,
historien de la sculpture, inlassable voya-
geur... Autant d’activités qui occupent ce
boulimique écrivant aussi bien à dos de
cheval que la nuit. L’arrêt brusque d’une de
ces activités a pu interrompre l’écriture
d’un récit. Mais les véritables raisons sont
toujours esthétiques ou spirituelles.
Ainsi de l’histoire avec Debussy. Quand
le jeune Segalen lui propose d’écrire la
musique de « Siddhârtha », pièce mystique

sur Bouddha, « Prodigieux
rêve! », répond l’intéressé,
qui demande à le ramener à
des proportions plus norma-
les... et lui propose d’écrire
un opéra sur Orphée.
Orphée, capable de révéler un nouveau
monde sonore aux hommes, de tuer et de
ressusciter par la seule puissance de sa
voix! Projet bien ambitieux. Après huit
versions et autant d’années de travail,
Debussy craint une œuvre boursouflée,
incapable de porter ce héros sans lui nuire :
« On ne fait pas chanter Orphée, parce qu’il
est le chant lui-même », écrit-il dans une
dernière lettre. Il meurt peu de temps
après, et avec lui le goût de Segalen pour les
œuvres hybrides. Désormais, l’é criture
seule servira le voyage vers son Moi.
Utopie? « Stèles », « Le Fils du Ciel »,
« René Leys », « Peintures », « Equipée »
sont autant de textes qui concluent sur des
aveux d’échec. Si le poète vit parfois des ins-
tants d’illumination, ils n’assouvissent pas
« l’orgueilleux mystique », celui qui force les
murs des suprêmes secrets sans le secours
de Dieu. « Thibet », poème symbole de l’iti-
néraire poétique de Segalen, entérine
l’impossibilité d’atteindre la réalité ontolo-
gique, et l’écrivain devra quitter les hau-
teurs himalayennes pour rejoindre la
France entrée en guerre. Il mourra préma-
turément, à l’âge de quarante et un ans.
—F. G.

VICTOR SEGALEN
Œuvres complètes
Robert Laffont.
A suivre... Gauguin
et la Polynésie.

L’écrivain de l’inachevé


1 /4 SEGALEN
Cent ans après sa mort, « Les Echos » rendent hommage à l’écrivain voyageur.
Auteur d’une œuvre inachevée, ce poète s’est construit au fil de ses voyages
en Polynésie et en Chine, avant de décéder mystérieusement.
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