L
a scène se déroule à l’hiver 1942-1943. Dans
son petit appartement de Poitiers, dans la
Vienne, Denise Amand a l’oreille collée à son
poste de TSF. Cette militante communiste
dont le mari est interné depuis 1941, écoute
discrètement les nouvelles venues de Lon-
dres. Au rythme des messages qui l’informent
des combats en cours à Stalingrad, elle
punaise chaque soir des petits drapeaux rouges sur
une carte d’Europe qui trône imprudemment dans
la cuisine. A la même période, à Tonneins, Roger
Schvoerer ne rate rien, lui non plus, des échos en
provenance de l’URSS. Le radioélectricien de cette
petite ville de Lot-et-Garonne est juste plus méfi ant :
sa carte, il a préféré la dissimuler derrière un rideau
du salon. Anecdotiques ces deux témoignages?
Voire... Un peu partout dans l’Europe occupée, des
milliers d’anonymes suivent avec intérêt les com-
muniqués soviétiques ou allemands qui, par bribes,
racontent les péripéties de la première bataille
urbaine de l’Histoire. Un aff rontement acharné que
chacun – y compris en Allemagne – pressent être
un moment décisif. «Stalingrad a captivé comme
une tragédie... Les contemporains l’ont vécu subjec-
tivement comme le tournant de la guerre, comme
le début de la fi n pour le III Reich», confi rment Lasha
Otkhmezuri et Jean Lopez dans Les Mythes de la
Seconde Guerre mondiale (éd. Perrin, 2017).
Après six mois de combats, la bataille s’achève le
2 février 1943 par la reddition du feld-maréchal von
Paulus, de son état-major et de ses... 110 000 sol-
dats. Quelques jours après la victoire de l’Armée
rouge, le Daily Herald du 10 février 1943 prophé-
tise : «Dans les siècles à venir les écoliers du monde
entier entendront parler de Stalingrad.» Le bilan de
la plus longue bataille jamais menée en Europe est
eff royable : la ville, qui comptait 600 000 habitants,
a été rasée à près de 90 %. Sur 50 kilomètres le long
de la Volga, Stalingrad n’est plus qu’un enchevêtre-
ment de décombres pulvérisés et calcinés : im meu-
bles, usines, silos et autres charpentes métalliques
déchirées. Des dizaines de milliers de cadavres
dénudés et congelés par le froid glacial gisent çà et
là. Au total, 1 million de soldats russes et 700 000
militaires allemands, roumains, italiens, hongrois
et croates ont été tués, blessés ou disparus.
Après-guerre, la ville martyre est reconstruite dans
le plus pur style soviétique et repeuplée de Russes
venus de tout le pays. En 1961, l’heure est à la désta-
linisation. Comme il n’est, évidemment, pas ques-
tion de lui rendre sa dénomination originelle de
Tsaritsyne issue de l’Ancien Régime, la ville baignée
par la Volga est renommée Volgograd. Toutefois, la
cité héroïque est autorisée à reprendre le nom de
Stalingrad une fois l’an, le temps d’une journée du
souvenir que jalonnent de multiples commémora-
tions. En 2013, Jean de Gliniasty était ambassadeur
de France à Moscou. A ce titre, il a représenté le
président de la République aux imposantes mani-
festations organisées pour le 70 anniversaire de la
victoire soviétique. «Cette journée annuelle de céré-
monies est une espèce de fête nationale en soi-
même, tant Stalingrad est gravée dans le cœur des
Russes et symbolise le caractère opiniâtre de la
défense de la patrie», souligne cet ex-diplomate,
devenu depuis directeur de recherches à l’Institut
de relations internationales et stratégiques.
A la tête de l’association dijonnaise Bourgogne-
Eurcasie, Michel Faitot séjourne régulièrement à
Volgograd. «Je suis à chaque fois frappé par la façon
dont la mémoire est entretenue par la ville. La dévo-
tion des Russes qui se recueillent et déposent une
fl eur sur la colline Mamaïev où reposent des mil-
liers de combattants est très impressionnante.» Dijon
Entre douleur et fierté, la ville
martyre incarne l’histoire russe
130 GEO HISTOIRE
L’ACTU DE L’HISTOIRE
EXPOSITION BEAU LIVRE REPORTAGE ANALYSE