GEO Histoire - 04.2019 - 05.2019

(Tina Meador) #1
Derek Hudson

A


Rome, comme à Athènes ou à
Jérusalem, dans ces lieux où
affleure l’histoire des grandes civi-
lisations, les pierres parlent. Sou-
vent, dans des bustes ébréchés
ou des colonnes décapitées, elles
disent la gloire des empereurs, la
litanie des conquêtes, les fastes de
la vie quotidienne, le rapport aux dieux. A Rome
donc, les allées du Forum, les arches du Colisée, les
pavés de la Via Appia font surgir dans nos esprits les
heures, brillantes ou sanglantes, d’une ville qui fut
le cœur d’un empire, la cité la plus peuplée du monde
(1 million d’habitants en 20 av. J.-C.), le berceau aussi
d’un des grands universalismes de l’Histoire, le chris-
tianisme. Mais des grandes villes comme des grands
hommes, il en va ainsi : pour les comprendre, il
convient de s’intéresser à leurs racines, leur enfance,
leur adolescence. Dans le cas de Rome, les images
galvaudées de sa genèse (Romulus, la louve, les sept
collines) dissimulent les faits historiques et notam-
ment les découvertes de ces trente dernières années.
Derrière les mythes, quelle vérité? Comment une
ville si influente a-t-elle pu se développer sur un site
qui, sur le plan géographique, n’était pas idéal? Que
sait-on des fondements de la République qui a suc-
cédé aux rois, duré cinq siècles et inspiré tant de sys-
tèmes politiques par la suite?
Explorer Rome avant Rome, avant que la Répu-
blique ne cède la place à l’Empire. C’est le travail que
nous vous présentons, effectué notamment en com-
pagnie du chercheur Alexandre Grandazzi (lire page
114). En complément de notre entretien avec lui, je
recommanderai de plonger dans le livre récent de
l’universitaire américain Edward J. Watts*. Il y explore
ces siècles où Rome était une République robuste
et raconte cette anecdote pour lui révélatrice : en
280 av. J.-C., Gaius Fabricius Luscinus, soldat et
homme politique romain, de condition modeste,
rencontre le roi grec Pyrrhus pour négocier un
échange de prisonniers. Pyrrhus tente de corrompre

Fabricius en voulant le combler d’or et d’argent. Fabri-
cius refuse, expliquant à Pyrrhus que sa plus grande
richesse à lui était l’honneur de servir la République.
Edward Watts voit là un signe de la solidité du cadre
politique et administratif de Rome, qui permettait
l’expression démocratique, la recherche du compro-
mis, le consensus. Et les outils d’une tutelle efficace
sur des provinces éloignées. Cette architecture socié-
tale commença à se fissurer vers 130 av. J.-C. Non
pas tant en raison d’un choc particulier mais à cause
de multiples blessures infligées à la République :
hommes politiques et militaires faisant passer leur
intérêt personnel avant l’intérêt collectif, corruption,
perte du sens civique, lutte insuffisante contre des
inégalités criardes, impunité des coupables... Des
maux tolérés par les citoyens romains eux-mêmes
qui ont parfois soutenu les turpitudes ou refusé de
les condamner. La conclusion d’Edward Watts fait
réfléchir : «Une République, écrit-il, est un bien qui
doit être chéri, protégé et respecté par tous.» Voilà
qui était vrai dans la Rome antique. Et l’est toujours
dans nos Républiques d’aujourd’hui... C

Il était une fois


une République


ÉRIC MEYER, RÉDACTEUR EN CHEF

* Mortal Republic. How Rome Fell into Tyranny, par Edward J. Watts,
professeur au département d’histoire de l’université de Californie
(San Diego), éd. Basic Books, New York, 2018. Non traduit en français.

ÉDITO


GEO HISTOIRE 3
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