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n 458 av. J.-C., sur la rive droite
du Tibre, une délégation de
sénateurs se dirige à pied vers
un homme labourant ses
terres. La scène est étonnante.
Que viennent faire, dans cette
zone agricole éloignée du Forum, ces re-
présentants des grandes familles ro-
maines? Ils demandent à ce paysan d’ac-
cepter d’être «dictateur», autrement dit
de se voir confi er par le Sénat les pleins
pouvoirs pour une durée limitée. Un titre
suprême pour... sauver Rome!
La cité court en eff et un grand danger.
Les Sabins et les Eques, peuples voisins
situés au nord-est de la région du La-
tium, ont pris le mont Algide par sur-
prise et s’approchent de la ville. «Une
nuée vint presque sous les murs de Rome
porter le fer et le ravage : la désolation
régnait dans les champs, la terreur dans
la ville», rapporte l’historien romain Tite-
Live dans son Histoire romaine (envi-
ron 31 av. J.-C.). Deux vaillants consuls
ont mené leurs armées pour combattre
l’ennemi. Si l’un, Caius Nautius, est par-
venu à repousser les Sabins avec beau-
coup de diffi cultés, l’autre, Lucius Minu-
cius, s’est retrouvé encerclé par les Eques.
Paniqué par cette nouvelle, le Sénat
doit rapidement désigner une personne
capable de secourir les assiégés. Pour lui,
il ne fait aucun doute que ce laboureur
est l’homme providentiel. Mais pourquoi
lui? Parce qu’il s’agit de Lucius Quinctius
Cincinnatus (519-430 av. J.-C.), un patri-
cien qui a laissé derrière lui le souvenir
d’un homme de force morale et de cou-
rage. Ruiné, cet ancien consul vit désor-
mais dans un modeste domaine pour
cultiver ses quelques lopins de terre et
nourrir sa famille. Face à l’urgence de la
situation, Cincinnatus se décide rapide-
ment : il abandonne sa charrue pour ten-
ter de sauver la République. Après avoirtraversé le Tibre sur un bateau fourni par
Rome, le héros débarque dans la ville pour
être investi par le Sénat. Dès le début de
sa «dictature», il prend des décisions
phares : cessation de toutes relations com-
merciales avec l’extérieur, fermeture des
tribunaux et mobilisation de tous les
hommes en âge de combattre. Vêtu de
sa toge blanche, celui qui cultivait hier
ses champs endosse le rôle d’un chef de
guerre. Il prend lui-même la tête de l’in-
fanterie et la guide, de nuit, jusqu’au
mont Algide, le lieu du siège.
Après avoir étudié la confi guration géo-
graphique de la montagne, il «déploie
ses troupes en ligne autour du camp en-
nemi [...] et chaque homme creuse de-
vant lui une tranchée», raconte Tite-Live.
Campée sur ses positions pendant plu-
sieurs jours, l’armée de Cincinnatus lance
alors un assaut foudroyant contre les
Eques qui fi nissent par se rendre et de-
mander la clémence du «dictateur». Ce
dernier accepte, désarme les vaincus, et
s’empare du butin de guerre pour l’off rir
à son armée. Deux petites semaines au-
ront été suffi santes pour lui permettre
de défaire l’ennemi! Rentré à Rome, son
triomphe est célébré dans toutes les rues,
et Lucius Minucius, le consul assiégé par
les Eques, lui couvre la tête d’une cou-
ronne de lauriers. Mais alors que Cincin-
natus a été investi pour une «dictature»
de six mois, c’est le coup de théâtre. Le
vainqueur rend leur liberté à ses soldats
et abdique pour retourner à sa ferme. Le
sauveur de Rome souhaite reprendre sa
charrue pour assurer les récoltes! Les
sénateurs n’en croient pas leurs yeux.
«Cincinnatus fait partie des premières
grandes fi gures qui ont marqué le monde
politique par son dévouement et son
désintéressement», explique Jean-Pierre
Guilhembet, professeur d’histoire ro-
maine à l’université Paris-Diderot.Cincinnatus, dont on
voit ici le portrait sur
un médaillon, inspira
par ses qualités poli-
tiques le président
américain George
Washington. En son
honneur, celui-ci
créa en 1783 l’Ordre
de Cincinnatus.Il sauva Rome par
deux fois, en 458
et 439 avant J.-C.
Cet aristocrate ruiné,
devenu paysan,
incarna l’idéal
politique romain :
un héros à la
vie simple, capable
de se dévouer
à sa patrie.CINCINNATUS :
UN MODÈLE DE VIRTUS
e History Collection/Alamy42 GEO HISTOIREFOCUS