Fou De Cuisine N°16 – Été 2019

(Dana P.) #1
TAC AU TAC

15 été 2019

QUEL EST VOTRE LIEN AVEC LA MER?
Je suis fan de pêche depuis toujours! J’ai passé toutes mes
vacances à Royan avec ma grand-mère. La légende raconte que
j’allais chercher les crevettes dans les flaques avant même de
savoir marcher. J’ai toujours travaillé là-dedans : études en bio-
logie, ingénieur agro dans la pêche puis observateur de pêche :
je comptais les dauphins! Mais, surtout, j’étais au quotidien avec
les pêcheurs sur les bateaux, et j’ai vraiment compris ce qu’était
une entreprise de pêche. Ça, c’est fondamental.

QUELLES DÉVIANCES OBSERVEZ-VOUS AUJOURD’HUI
DANS LE MONDE DE LA PÊCHE?
Il y en a beaucoup! En fait, en France, nous sommes de grands
consommateurs de poisson mais nous n’y connaissons rien : la
culture du poisson, chez nous, c’est zéro. J’ai eu un déclic quand
j’ai rencontré un homme qui pêchait correctement, c’est telle-
ment rare! C’était au Cap Ferret, il avait développé un peu de
vente directe et je me souviens qu’il faisait attention quand il y
avait trop de mer : il regardait la météo et si c’était la tempête, il
emmenait ses gamins au ski pendant 3 jours... Je n’avais jamais
vu ça : quand j’étais petit, les pêcheurs ne regardaient même pas
la météo, ils allaient en mer quoi qu’il arrive! L’objectif, c’était de
pêcher le plus possible – il y a même un prix qui récompense le
plus gros tonnage. C’est tellement absurde... Il faut savoir maîtriser
sa pêche, sa vente et son prix.

LES CIRCUITS COURTS EN POISSON,
C’EST RÉVOLUTIONNAIRE, NON?
Aujourd’hui, ça nous paraît évident parce qu’on trouve du pois-
son beaucoup plus facilement, mais à l’époque, c’était mission
impossible, tous les poissons passaient par Rungis car les coûts
de livraison étaient trop hauts et que les AMAP ne travaillaient
pas en direct. Les gens ne se rendent pas compte que le poisson
qu’ils achètent chez leur poissonnier a été pêché il y a une ou
deux semaines! Nous, c’est pêché un jour, livré le lendemain ou
le surlendemain : aucun intermédiaire – c’est en court-circuitant
les intermédiaires qu’on vend à prix correct tout en rémunérant
les pêcheurs au bon prix.

COMMENT AVEZ-VOUS DÉMARRÉ LE PROJET
POISCAILLE?
Poiscaille est né en mai 2015, mais avant cela, pendant des années,
je faisais mon petit commerce tout seul. Au début, j’en parlais
dans les soirées, je faisais des allers-retours en Bretagne avec mon
petit break, je ramenais 80 kg de coquilles Saint-Jacques et je les
vendais aux potes à droite à gauche. Un jour, j’ai accompagné un
homme qui pêchait les coquilles à la plongée en Bretagne, j’ai
ramené 350 kg et j’ai tout vendu à mon entourage dans la journée!
Là, je me suis dit qu’il y avait vraiment un truc à faire, et que ce
n’était pas normal qu’on puisse TOUT acheter en direct – viande,
fromages, fruits et légumes – sauf le poisson. Alors j’ai investi dans
une camionnette et j’ai commencé à instaurer une livraison par
mois. C’était encore amateur, je faisais des bancs d’huîtres pour
les soirées, je grillais des coquilles Saint-Jacques et des homards
dans les bars... Et puis j’ai rencontré Guillaume, il sortait de la
finance et il aimait la bouffe : on a mis un peu de sous chacun et
on a créé Poiscaille! Aujourd’hui, Guillaume s’occupe d’Ichtus :
c’est la même chose mais pour les restaurateurs – Poiscaille, c’est
uniquement pour les particuliers.

QUELS SONT LES CRITÈRES POUR ÊTRE RECRUTÉ
CHEZ POISCAILLE EN TANT QUE PÊCHEUR?
C’est très simple, et on est très stricts là-dessus : navire de moins de
12 mètres, sortie en journée, pas de chalut ni de filet ni de drague,
uniquement de la pêche à la plongée ou à la ligne, ou encore les
casiers ou la maille, toutes ces méthodes respectueuses. Et pour
travailler avec nous, il faut être trois hommes à bord maximum.
Avec ça, j’ai la certitude que quand je dis que c’est durable, c’est
durable, il n’y a pas de doute possible!

QUELS SONT VOS OBJECTIFS?
Je m’en fiche de vendre du poisson, ce que je veux, c’est changer
le quotidien des pêcheurs. Certains ne gagnent rien alors qu’ils
ont des pratiques durables pendant que d’autres s’en mettent
plein les poches en ne respectant rien, et ça, c’est pas normal. Le
problème, c’est que la pêche, ça marche comme ça : t’as un mec
super vertueux qui vend sa pêche vertueuse, et à côté, t’as un
énorme chalutier qui a tellement surpêché sur les côtes anglaises
qu’il ne vend pas cher et fait s’effondrer les prix. Donc le pêcheur
raisonnable se retrouve à brader. Je suis incapable d’acheter 1 kilo
de poisson 70 centimes à la débarque, c’est pas possible, il faut que
ce soit minimum 4 € pour que le pêcheur gagne sa vie. L’objectif
est très simple : pêcher moins pour gagner plus. Et pour ça, il n’y a
pas mille solutions, il faut acheter le poisson plus cher au pêcheur,
mais comme on court-circuite les intermédiaires, on s’en sort.
Et la bonne nouvelle dans tout ça, c’est que le pêcheur qui vend
son poisson au bon prix ne sera pas obligé d’aller en mer tous les
jours et même par tempête pour s’en sortir, il pourra rester à terre
de temps en temps et mener une vie normale. C’est ça, mon but.

VOUS VOUS ENGAGEZ AUSSI À NE PAS VENDRE
QUE DES POISSONS « NOBLES »?
Évidemment, parce que quand je dis qu’on paye 20 % plus cher
les pêcheurs que le prix du marché, ça s’applique à tous les pois-
sons, et sur certains, le fossé est énorme! Par exemple la vieille,
un poisson vendu 70 centimes du kilo à la criée, on l’achète
3 ou 4 € le kilo, parce qu’en fait, ce serait du vol pour moi de faire
autrement. Sur le long terme, ça veut dire quoi? Eh bien que
ces poissons-là, qui ne valaient rien financièrement avant, ils
deviennent intéressants pour les pêcheurs puisque nous, on fait
en sorte que ça leur rapporte autant. Ils vont donc se calmer sur
le bar et le lieu jaune pour se concentrer sur le chinchard et la
vieille. On va laisser les espèces nobles au repos, ce qui, à grande
échelle, peut vraiment changer les choses. On veut que les efforts
de pêche se détournent des espèces les plus demandées et mal en
point vers les espèces négligées et abondantes. Et pour l’instant,
entre nos 60 pêcheurs et nos 1 500 clients particuliers, ça marche!

IL RESSEMBLE À QUOI, LE PANIER POISCAILLE?
En gros, pour 20 €, vous avez 1 kilo de poisson ou 2 kilos de coquil-
lages, ou 500 g de poisson + 1 kilo de coquillages – des coquilles
Saint-Jacques et du lieu jaune, ou des oursins et du merluchon,
ou des coques et du homard... Les gens peuvent aussi créer leur
panier sur-mesure, tout est possible. Mais ce qu’il faut retenir,
c’est que sur les 20 €, 10 € vont au pêcheur, contre à peine 5 €
quand vous achetez chez le poissonnier!

UN PETIT SECRET?
Je suis dingue de viande, je n’en peux plus de manger du poisson!

Vu sur https://www.french−bookys.com

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