Fou De Cuisine N°16 – Été 2019

(Dana P.) #1
S

alut les gourmands! Alors aujourd’hui, je vous
préviens, ça ne va pas (seulement) rigoler car
je suis allée découvrir pour vous un concept
gastronomico-ducassien du plus haut sérieux :
la naturalité.
Revenons cinq ans en arrière. Le restaurant d’Alain
Ducasse au Plaza Athénée était alors sur le point
de rouvrir après de longs mois de travaux, quand
surprise : le boss des chefs déclare que maintenant, l’ambiance
ici ce sera « légumes, céréales, poissons », et basta. Finito le confit
de canard à la béarnaise, NA-TU-RA-LI-TÉ donc.
Pour relever ce défi, il fait appel au chef Romain Meder à qui il
donne les clés du camion, avec, pour corser l’affaire, un objectif
trois étoiles Michelin à décrocher (sinon c’est pas drôle). C’est
donc ce chef aussi discret que brillant que je vais rencontrer ce
matin, et me voilà franchissant
la porte de l’une des cuisines
les plus expérimentales du
monde.
Tout est rutilant, propre, bien
rangé. Le chef est au travail,
dans le calme et la concentra-
tion, et il m’explique comment
il est entré en naturalité, petit
à petit : « Le défi quand on
travaille autour du triptyque
“légumes, céréales, poissons”,
c’est de mettre en avant les
produits, de leur donner de
la personnalité, et surtout du
goût. » C’est sûr que quand on
part sur les salsifis en vedette
dans l’assiette, on en a moins
sous la pédale qu’avec un
carré d’agneau.
Au début, rien n’a été commode,
tout le monde était un peu
déstabilisé. « Les employés que
je recrutais ne savaient pas trop ce qu’on allait faire, les clients
non plus d’ailleurs. Aucun n’imaginait ce qu’il allait trouver en
s’attablant. » Romain apprend, il traite ses légumes comme de la
viande, fait des jus, des grillades. « Nous avons des super produits,
nous avons par exemple l’exclusivité de la production du potager
de la reine à Versailles. » Alors dit comme ça, ça a l’air chouette,
mais en fait pour Romain, c’est exactement comme pour vous
et moi quand nous recevons notre panier de la ferme : on espère
y trouver des tomates et des courgettes, alors qu’on découvre
plutôt des blettes et des rutabagas. Pour tirer le meilleur de ces
précieux arrivages, il a fallu que Romain imagine des manières
de transformer les produits, mais aussi de les conserver.
« Je me suis souvenu que quand j’étais petit, en Alsace, on mettait
les choux à fermenter, pour faire de la choucroute. » Du coup,
il appelle son papa pour lui demander sa recette et collabore

désormais avec lui au quotidien. « C’est ironique car je me suis
toujours moqué des grands chefs qui parlaient de leurs souvenirs
de cuisine familiale avec des trémolos dans la voix, genre “j’ai
eu la révélation en mangeant le quatre-quarts de ma mémé”.
Mais au final, je me rends compte que c’est ce qui m’arrive, je
suis en train de m’inspirer de mes souvenirs, de ces goûts qui me
ramènent en enfance. »
Et il a bien raison, car grâce aux conseils de son papa, Romain
devient vite ceinture noire en fermentation. Je découvre, médu-
sée, sa collection de bocaux. Il y en a partout avec des étiquettes
nommant les contenants les plus improbables : peaux d’avocats,
yaourt d’artichaut, lard de salsifis, et un truc qui m’a fascinée :
des cerises enrobées de cire d’abeille, qui patientent depuis deux
ans (oui). Je dois dire que tout cela m’a réjouie au plus point, et
si ce n’était la peur d’empoisonner les miens, je me lancerais
volontiers dans la fermentation
de pelures de carottes ou de
restes de riz gluant, histoire
de voir ce que ça donne.
En attendant, j’ai déjà la
chance de pouvoir goûter à
une assiette de légumes racines,
avec dedans quelques-unes
des fameuses cerises vintage
saison printemps-été  2017.
C’est une folie : la cire leur a
donné un goût résiné délicat
qui leur sied à merveille, mais
surtout, ce qui me troue, c’est
qu’on les croirait cueillies de
la veille alors qu’elles sont là
depuis vingt-quatre mois. Je
commence donc logiquement
à envisager d’encapsuler dans
la cire tous les produits qui
me manquent trop quand
la saison est finie – tomates,
asperges et pourquoi pas
coquilles Saint-Jacques, je me dis que ça se tente.
J’en suis au point de monter une campagne Ulule pour acheter
des entrepôts afin de stocker mes futurs fruits cirés et mes
conserves de fermentation quand, hélas, l’heure de la fin de la
visite sonne : les vrais clients de Romain ne vont pas tarder, je
dois quitter les lieux. Ce projet de naturalité, en tout cas, c’était
vraiment passionnant, et on peut dire que monsieur Ducasse a
mis le doigt sur quelque chose qui résonne avec les question-
nements qui sont dans l’air du temps. Grâce à cela, des chefs de
talent comme Romain Meder cherchent, inventent de nouvelles
manières de cuisiner pour faire passer la haute gastronomie
dans le monde de demain. Alors en attendant de gagner au
Loto pour pouvoir aller déjeuner avec mes copines au Plaza,
je vais au moins m’offrir son magnifique livre, Fêtes végétales
(Ducasse Édition), il faut bien commencer par quelque chose.

Immersion en naturalité

TEXTE CLAIRE PICHON
ILLUSTRATION SOLEDAD BRAVI

29

EMBEDDED

été 2019

Vu sur https://www.french−bookys.com

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