Fou De Cuisine N°16 – Été 2019

(Dana P.) #1
Éric Guérin

Oiseau rare

Sur une île au cœur des marais et de sa chère nature,

un chef libre et engagé offre un refuge précieux,

une cuisine qui parle de vent, d’eau et de lumière.

I

l fut le premier de sa génération à se lancer seul, en pleine
nature, avec une cuisine hyper-contemporaine. Humaniste,
fou de nature et d’environnement, cet adepte du reiki s’est
aujourd’hui choisi une vie en harmonie avec ses envies,
avec sa conscience. Éric Guérin, le plus naturophile de
nos grands chefs, revient aujourd’hui sur une carrière
digne d’un roman initiatique. Il ne cherche pas à cacher
sa part d’ombre ni à gommer les aspérités d’un métier
qu’il aime profondément ; il raconte, simplement, comment il
est devenu l’un des chefs de file de la gastronomie française du
nouveau siècle. Unique en son genre.

Comment vous est venue l’envie de faire
la cuisine?
Nous habitions à côté de Giverny, ma mère tenait une
galerie à la maison. Le week-end, les artistes venaient, il
y avait trente, quarante personnes, c’était la fête. Maman
faisait un truc à manger, papa sortait les bouteilles. Moi,
je m’occupais du fromage, j’allais cueillir des fleurs et des
feuilles pour faire de beaux plateaux. J’ai commencé à faire
des gâteaux. Je me suis dit que je voulais avoir cette vie, une
grande maison, recevoir. J’avais une espèce d’idéal : ouvrir
un relais château, avec des biches, des canards sauvages.
Que les gens viennent chez moi et qu’ils vivent quelque
chose d’un peu hors du temps.
J’ai donc commencé à envisager une carrière de cuisinier.
Mes parents ont essayé de m’en dégoûter. Ils m’ont envoyé
place de la République dans une immense pizzeria, un
truc qui faisait 800 couverts à midi. J’ai passé trois jours
en cuisine à éplucher des oignons, et trois jours en salle.
Je suis ressorti de là ravi, convaincu que c’était ce que je
voulais faire (rires)!

Vous avez donc commencé votre formation
à l’école hôtelière?
Oui, à 15 ans, je me suis retrouvé à Paris dans un petit studio.
Après mon brevet de technicien en hôtellerie, je voulais
poursuivre à Ferrandi, mais il me fallait une expérience
pro. Alors je suis parti travailler et je ne suis jamais revenu
en formation.

Par quel poste avez-vous commencé?
Au début, un copain de mes parents m’a pris sous son aile.
Il m’a ouvert les portes de sa cuisine, il m’a accompagné,
et j’en avais besoin. J’étais un gamin hyper-timide, j’avais
très peur des gens, j’étais complètement coincé. J’étais
passionné de nature, je vivais avec mes bouquins. Il m’a
vraiment révélé : quand j’étais en cuisine avec lui, j’avais
l’impression que je volais. À la fin de la saison, il m’a dit :
« Je t’envoie à La Tour d’Argent au mois de septembre. » Et
là, j’ai basculé dans un autre monde.

Comment était-ce?
C’était très, très dur. C’était la guerre. Les employés arrivaient,
ils dégageaient comme des mouches, on ne gardait que les
meilleurs. On nous poussait à être des guerriers. J’ai eu des
moments très compliqués, mais comme on m’avait placé là,
je me disais que tant qu’on ne me jetait pas physiquement
dehors, même si on me hurlait dessus, qu’on me disait de
me barrer, je restais. Chaque journée était une journée de
gagnée. Au bout de trois mois, j’étais quasiment le plus
ancien de la cuisine et d’un seul coup, cela s’est inversé. Le
chef s’est positionné différemment, j’étais devenu le chou-
chou. Il hurlait sur les autres et il me faisait des clins d’œil.

Quelle était votre relation avec lui?
Bizarrement, je l’aimais bien, j’avais de l’admiration pour
lui. On partageait cette passion pour la nature, on s’enten-
dait bien. Parfois on aime les gens même s’ils nous font un
peu de mal. Alors je suis devenu ce que l’on voulait que je

INTERVIEW

BIOPIC

59 été 2019

TEXTE CLAIRE PICHON
PHOTOGRAPHIES PATRICK GÉRARD
PHOTOGRAPHIES DES PLATS FRED RADIDEAU

Vu sur https://www.french−bookys.com

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