Fou De Cuisine N°16 – Été 2019

(Dana P.) #1
sois : un vrai guerrier. Le méchant de l’équipe, le gars qui
poussait les autres, qui renversait de l’eau pour déclencher
des bagarres. On était mis en compétition tout le temps. Du
gamin gentil, timide que j’étais, je suis devenu un warrior ;
ça m’a fait complètement sortir de mes gonds. J’ai appris la
démerde. On était six en cuisine, il fallait sortir 200 couverts
par service, dans un trois macarons.
Il faut voir la vie qu’on avait, on bossait comme des tarés.
J’arrivais à 7 heures, je finissais à 2 heures du matin, quasi-
ment non-stop. Je n’avais que le lundi off. On ne mangeait
jamais. On était maigres comme des coucous, bourrés de
Guronsan, on subissait une pression folle et on avait l’im-
pression que si ça s’arrêtait, la vie était finie. On était des
zombies, on avait même peur de rentrer chez nous. Quand

je me suis fait virer, j’ai pleuré pendant trois jours, j’étais
en dépression totale.

Que s’est-il passé?
J’ai été viré du jour au lendemain. Le chef était en voyage, le
second m’a dégommé. Quelque temps après, je suis revenu.
Mon chef m’a hurlé dessus, m’a dit que j’étais nul, que je
n’arriverais à rien, que j’avais eu des problèmes chez lui,
que j’en aurais partout, etc. Et puis il m’a dit de le suivre, il
a décroché son téléphone et il a appelé chez Taillevent pour
me recommander (rires)!

Comment avez-vous fait pour tenir tout
ce temps avec cette pression?
Ce qui m’a sauvé, c’est ma passion pour
la nature. Mon grand-père était un
chasseur « éthique », il prélevait peu,
il m’emmenait et m’a appris à tout
connaître : le biotope, la façon dont
vivaient les oiseaux, leur territoire.
J’arrivais dans une forêt et je remar-
quais tout : où étaient les oiseaux, où
le pigeon allait se poser.
Je passais tous les week-ends avec mon
père et mon grand-père. Pendant toutes
ces années où je me faisais secouer en
cuisine, dès que la semaine se terminait,
je fonçais les retrouver.
En 1986, juste après le décès de mon
grand-père, mon père a entendu parler
du marais de la Brière. On y est partis
tous les deux. Je me suis retrouvé à
4 heures du matin sur les marais. J’étais
dans un environnement complètement
nouveau, sur l’eau, dans l’obscurité. J’ai
vu le lever de soleil, c’était magique. À la
fin de la semaine, mon père a demandé
au café du coin : « Vous n’avez pas une
maison à vendre? » (Rires.)
À partir de ce moment-là, on a passé
tout notre temps libre là-bas. C’était
le moment où je découvrais la cuisine,
alors j’allais à la pêche, à la chasse,
ramasser des huîtres sauvages. Je fai-
sais venir mes copains, on cuisinait des
cuisses de grenouille, des écrevisses.
C’est devenu mon paradis sur terre, et,
pendant toutes ces années difficiles,
mon échappatoire.

Comment cela s’est-il passé
ensuite, chez Taillevent?
J’y suis resté pendant deux ans et demi,
et j’ai adoré. Après La Tour d’Argent,
c’était un autre monde. À heure fixe, on
nous disait : « Tout le monde s’arrête. »

BIOPIC

FOU DE CUISINE 60

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