Fou De Cuisine N°16 – Été 2019

(Dana P.) #1
ça, cela se retrouve dans le plat. Bien sûr, on peut être un
technicien hors pair, mais si on cuisine avec amour, on peut
émouvoir quelqu’un avec une salade de pommes de terre.

Comment était votre cuisine?
Au début, je ne me posais pas trop la question, et puis
mon ami le chef Jean Chauvel est venu me voir au bout de
deux ans. C’était la première fois que j’avais de nouveau
un contact avec les grandes cuisines
car j’étais parti seul, sans demander
l’aide de mes chefs. Lui, à l’époque,
il était chez les frères Conticini à La
Table d’Anvers. Il m’a dit : « Tu verrais
ce qu’on fait, c’est incroyable. »
Cela m’a fait flipper, je me suis dit que
j’étais parti trop tôt de Paris. Il fallait
que j’invente ma cuisine. À partir de
ce moment-là, j’ai donné un thème à
chacune de mes cartes : les graines, les
laitages. Et tout ce qui plaisait aux gens,
je le gardais. Cette cuisine personnelle
s’est mise en place. En gardant les bases
techniques que j’avais acquises, bien
sûr, parce que ces grandes maisons,
on a beau s’y faire taper sur la tête,
on y apprend des choses. Mais j’ai
commencé à laisser parler mon côté
rêveur. Un de mes premiers plats per-
sonnels, c’était un canard à la sardine.
Je l’avais appelé « Rencontre entre
un canard vert et un poisson bleu » ,
à l’époque j’aimais bien les intitulés
alambiqués (rires)! J’ai commencé à
jouer entre eau douce et eau salée, par
exemple, avec des bigorneaux et des
bulots, du pigeon aux grenouilles, je
m’inspirais de ce qui m’entourait. Il y
avait un canard qui venait manger ma
rhubarbe alors hop, j’ai fait du canard
à la rhubarbe, j’avais appelé ça « Rapt
au potager » (rires)!

Le restaurant marchait
mieux?
Non. Fin 1999, les banquiers ont convo-
qué mes parents pour leur dire  : « Il
n’arrivera jamais à équilibrer, on arrête. »
Le 25 février suivant, j’ai fermé le res-
taurant, définitivement, et j’ai libéré
mes employés. Je ne savais pas ce que
j’allais faire de ma peau.
Le 26 au matin, on m’a appelé. Quelqu’un
qui se présentait comme Bernard Loiseau
m’a dit : « Félicitations pour ton étoile ! »
J’étais d’une humeur noire, je me suis
dit « c’est quoi ces conneries ?  ». J’ai

répondu que je fermais l’auberge et j’ai raccroché. Une heure
plus tard, il m’a rappelé : « Éric, je crois que tu ne m’as pas
cru, mais tu as vraiment eu une étoile. » À ce moment précis,
j’étais au supermarché. Le Guide Michelin venait d’être mis
en rayon, j’en ai attrapé un pour voir et là, j’ai eu le souffle
coupé. Je suis rentré. Dans mon bureau, tout le rouleau du
fax était passé, et le répondeur était saturé de messages. Je
n’en revenais pas.

© Claire Pichon

BIOPIC

FOU DE CUISINE 62

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