Fou De Cuisine N°16 – Été 2019

(Dana P.) #1

O


n connaît sa passion pour
les livres de recettes, de
tous styles et de tous âges.
Jean-François Piège réflé-
chit sa cuisine. Cultivé,
brillant, il conçoit son
métier comme une affaire
de goût aussi bien que de
connaissances.
La grande cuisine de la
génération d’avant, il en a
fait ses bases, il la maîtrise
du bout des doigts. Le clas-
sicisme, il le revendique.
Mais attention, un classicisme sans poussière et bien dans son
époque. Et quand on parle de l’époque, ne vous y trompez pas non
plus. Car chez Piège, il n’est pas question de rajouter des petits
gimmicks pour « faire tendance », la dernière herbe à la mode,
la nouvelle épice branchée. La cuisine de demain selon le chef,
c’est surtout une façon d’améliorer toujours les techniques, de
pousser les manières de faire, de renforcer l’esprit du plat et de
lui donner du sens, du goût, une présence.
Or ça tombe bien, de présence, le chef n’en manque pas. À la tête
de ce qui commence à ressembler à un petit empire, il dirige
ses (désormais) quatre restaurants parisiens. Tous différents et
avec une histoire, un style bien à eux. Pour le répertoire « vive la
France », vous vous régalerez à la formidable Poule au Pot ; pour
une cuisine empreinte d’un souffle végétal, au très frais Clover ;
et pour une envie plus viandarde, rendez-vous à l’adresse dédiée
au feu, Clover Grill.
Et puis bien sûr, pour compléter ce bel éventail, Jean-François
Piège a son Grand Restaurant, où il nous reçoit aujourd’hui. C’est
son terrain de jeu, il y laisse éclater son ambition d’une haute
cuisine dépassant les étoiles. C’est l’endroit où il donne corps
à ses réflexions, où aboutissent ses idées les plus pointues. Par
exemple ce mijoté « moderne », aujourd’hui appliqué au homard,
et qui, en se basant sur la réflexion du chef autour de la cuisson,
aboutit à une sublime interprétation du roi des crustacés.

INTERVIEW

Parlez-nous de ce homard cuit sur carapace.
C’est une des nombreuses variantes de mes mijotés modernes.
L’idée derrière ces plats, c’est de travailler sur la cuisson, car c’est
toute la base de mon travail. Moi, j’aime prendre le temps de
cuire, car la cuisine, ce n’est pas juste « snacker ».
Là, notre homard, il est cuit parfaitement, il est nacré, il n’a pas
été abîmé comme par une cuisson à l’eau. Cette juste cuisson,
on ne pourrait jamais l’avoir avec de l’eau bouillante, c’est trop
violent. En mijotant, la température monte progressivement,
la chaleur forme comme un coussin.

Pouvez-vous nous expliquer le principe
de ce mode de cuisson?
Le mijoté moderne, c’est un couple formé par un ingrédient que
je veux cuire et un autre ingrédient qui lui sert de support. Mais
attention, l’idée n’est pas de donner à un ingrédient le goût de
l’autre. Si je fais du ris de veau sur des coquilles de noix, l’idée
n’est pas de faire du ris de veau aux noix, d’imprimer le goût
des noix aux ris de veau. En revanche, lors de cette cuisson, ces
deux éléments vont bien former un nouveau goût, et ce dernier
sera singulier. C’est cela que je cherche, créer une singularité. Là,
dans notre recette, c’est pareil : la carapace et la chair du homard
n’ont pas le même goût. On vient donc apporter quelque chose.
On peut aussi s’amuser, bien sûr : on peut ajouter des herbes
aromatiques, on obtiendra autre chose. Là, je l’ai cuit sur des
carapaces de homard, mais cela pourrait être sur des feuilles
de cassis ou autre chose.

Quelle est la clé de la méthode?
Prendre le temps. Car même si la cuisson est finalement assez
courte, on va la laisser se poursuivre à son juste rythme, le temps
que le homard soit brillant, juteux. Il faut que le crustacé soit
à température avant de commencer la cuisson, il ne faut pas
qu’il sorte tout juste du frigo, c’est important pour que cette
cuisson soit réussie.

Parlons du mélilot qui accompagne
le céleri dans le bouillon : comment
décririez-vous son goût?
Le mélilot, c’est très aromatique. J’adore ça, avec le céleri, ça
fonctionne très bien. Cela se rapproche de la fève tonka car
c’est composé de la même molécule, la coumarine. On le trouve
simplement dans la nature, mais si vous n’en avez pas, n’hésitez
pas à le remplacer par une autre plante aromatique, comme
de la verveine par exemple ; et vous pouvez même ajouter une
pointe de fève tonka pour rappeler le mélilot. En fait, le plus
important, c’est que le mijoté moderne, il ne faut surtout pas
que cela devienne une recette rigide comme une dictée, il faut
que ce soit une inspiration.

Pourquoi ajouter de la moelle?
Il n’y a presque pas de gras dans cette recette, à part la crème
que l’on met dans les croûtons. La moelle va m’apporter cette
sensation de gras et venir juste perler le jus de céleri. La moelle
et le céleri, ça va très très bien ensemble, c’est pour cela que j’ai
choisi la moelle. Au début, on cherchait, on a mis par exemple de
l’huile d’olive et puis ça ne marchait pas. Alors finalement, l’idée
de la moelle est apparue logiquement puisqu’elle fonctionne
très bien avec le céleri.

Et vous servez les pinces crues?
Oui, complètement crues. Vous n’avez jamais goûté? C’est génial.
Moi, normalement, je n’aime pas les pinces de homard cuites,
elles ont une consistance serrée, gélatineuse. Là, elles vont être
moelleuses, elles seront juste un peu chauffées par la tranche
de céleri qu’on leur pose dessus.

MASTERCLASS

FOU DE CUISINE 68

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