Monde-Mag - 2019-07-27

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10 |france SAMEDI 27 JUILLET 2019


Retraites : premières inquiétudes catégorielles


Pilotes d’avion, avocats, policiers... Plusieurs professions redoutent une remise en cause d’avantages acquis


« Une réforme basée


sur l’hypocrisie du langage »


La présidente du groupe socialiste à l’Assemblée, Valérie
Rabault, regrette que la pénibilité ne soit pas prise en compte

ENTRETIEN


D


éputée PS du Tarn-et-Ga-
ronne, Valérie Rabault es-
time que le gouverne-
ment doit parler clairement d’un
passage de l’âge de la retraite à
64 ans.

Que pensez-vous du rapport
Delevoye?
Il a mené des auditions de ma-
nière sérieuse, en ayant à cœur
d’associer les partenaires sociaux.
Mais il ne s’agit que d’un rapport et non pas du
projet de loi. Le flou règne encore sur les intentions
réelles du gouvernement.

Le nouvel « âge du taux plein » à 64 ans est-il,
selon vous, une manière de reculer l’âge de
départ à la retraite de deux ans sans le dire,
comme l’affirment certains syndicats?
Oui. On ne peut pas dire qu’on maintient l’âge de
62 ans et instaurer un âge pivot – c’est-à-dire l’âge
qui permet d’avoir votre retraite à taux plein – à
64 ans. C’est une hypocrisie. Il faut appeler les cho-
ses par leur nom et ne pas tourner autour du pot.
D’ailleurs, le Financial Times ne s’y est pas trompé,
en publiant, la semaine dernière, un article qui
conclut qu’Emmanuel Macron propose de passer
l’âge de la retraite à 64 ans. Ce message-là, les inves-
tisseurs anglo-saxons l’ont parfaitement compris
et les Français vont aussi le comprendre. Il faut que
le gouvernement l’assume : on ne peut pas faire
une réforme basée sur l’hypocrisie du langage.

Quelles sont les zones d’ombre qui subsistent?
Le thème de la pénibilité n’est pas du tout pris en
compte dans le rapport Delevoye. Or, c’est un pro-
blème majeur. Un ouvrier dans le bâtiment ou
dans la sidérurgie n’a pas la même espérance de
vie qu’un cadre supérieur. Le seul moyen de com-
penser cet état de fait, c’est de donner des points
gratuits de retraite et non d’imposer à tous 64 ans
comme âge de départ. Là non plus, il ne faut pas
tourner autour du pot.
Autre sujet important, que M. Delevoye a tenté
de déminer mais de façon peu convaincante : la va-
leur du point, qui n’est pas connue et dont la reva-
lorisation n’est garantie par aucun mécanisme.
Comment va-t-elle évoluer? En fonction de l’infla-
tion? Des salaires? De la croissance? De l’espé-
rance de vie? Qui en décidera? De telles incertitu-
des ne peuvent que nourrir l’inquiétude. C’est très
grave : il s’agit d’une entorse majeure aux princi-
pes régissant notre système de retraite, tel qu’il
existe en France depuis sa création à la Libération.

Cette réforme ne va-t-elle pas permettre
de réduire les inégalités, comme l’assure
M. Delevoye?
Non, tant que les choses n’auront pas été explici-
tées sur l’âge de départ à la retraite, sur la valeur du
point et sur la question de la pénibilité. Mais le

gouvernement présentera peut-
être une copie plus lisible que ce
qu’il y a dans le rapport.
Je salue cependant la proposi-
tion consistant à porter à 85 % du
smic net les retraites les plus fai-
bles pour les personnes ayant des
carrières complètes. Cela dit, l’As-
semblée avait voté, en fé-
vrier 2017, le relèvement des re-
traites des agriculteurs pour qu’el-
les atteignent au minimum 85 %
du smic. Mais le gouvernement
Philippe s’est opposé à l’adoption
de cette mesure par les sénateurs, empêchant son
entrée en vigueur. J’espère que, à un moment
donné, ses actes convergeront avec son discours.

Qu’avez-vous pensé de la décision de l’exécu-
tif de remettre à plus tard les mesures d’éco-
nomies sur les retraites qu’il envisageait de
prendre dans le projet de loi de financement
de la Sécurité sociale (PLFSS) 2020?
Est-on vraiment certain qu’elles seront repous-
sées? Il faudra s’en assurer lorsque le PLFSS sera
soumis au Parlement à l’automne. Depuis 2017, les
principales victimes des mesures gouvernemen-
tales, en termes de pouvoir d’achat, sont les retrai-
tés, auxquels a été infligée une hausse de la CSG –
qui a été remise en cause, depuis, mais pas pour
tous. De plus, les pensions avaient été revalorisées
en dessous de l’inflation, pour 2019. Je constate par
ailleurs qu’ils ne savent pas comment boucler le
budget 2020. Donc, ils vont forcément aller cher-
cher des économies quelque part. Par conséquent,
la plus grande vigilance s’impose.

La méthode employée, consistant à ouvrir
une nouvelle concertation à la rentrée, vise-t-
elle à anesthésier l’opinion selon vous?
J’étais dans ma circonscription il y a quelques
jours et je peux vous garantir que les personnes
avec qui j’ai discuté, sur les trois marchés où je me
suis rendue, étaient bien énervées. Tout le monde
parlait des retraites. Ce qu’elles avaient parfaite-
ment intégré, c’est que l’âge de départ à la retraite,
ce sera désormais 64 ans. Elles avaient reçu le mes-
sage cinq sur cinq. Et elles en parlaient spontané-
ment, sans que je lance le sujet.

Faut-il s’attendre à une rentrée sociale mou-
vementée, du fait, notamment, de l’extinction
graduelle des régimes spéciaux?
Difficile de répondre. J’attends de voir ce qu’il y
aura précisément dans le projet de loi.

La CGT et FO ont appelé, chacune de leur côté,
à se mobiliser en septembre contre la réforme.
Le PS va-t-il s’y associer?
Le PS a toujours eu comme doctrine de s’associer
à des mobilisations quand elles regroupent l’en-
semble des syndicats. Nous verrons en septembre
ce qu’il en est.p
propos recueillis par r. b. d. et b. bi.

C


e sont autant de petits
cailloux déposés dans le
jardin de Jean-Paul Dele-
voye, annonciateurs de
lendemains mouvementés. De-
puis que le haut-commissaire à la
réforme des retraites a dévoilé ses
recommandations, le 18 juillet,
plusieurs professions ont mani-
festé – parfois vigoureusement –
leur inquiétude. Parmi les corps de
métier ayant réagi au quart de
tour, on relève, pêle-mêle, les pilo-
tes d’avion, les avocats, les poli-
ciers, les chirurgiens-dentistes –, et
la liste est loin d’être exhaustive.
Tous s’interrogent ou s’indi-
gnent, face aux implications du
« big bang » à venir, qui aura pour
effet de remplacer les 42 régimes
existants par un dispositif univer-
sel. Les récriminations ont des
causes multiples : hausse des coti-
sations, remise en cause d’avanta-
ges acquis... Ce malaise protéi-
forme donne une petite idée du
défi quasi himalayesque qui at-
tend le gouvernement. Comme
son projet bouscule une infinité

de situations catégorielles, il va
falloir déployer des trésors de pé-
dagogie à l’heure de rédiger le
projet de loi, celui-ci devant s’ap-
puyer sur les préconisations de
M. Delevoye. La nouvelle phase de
concertation prévue à la rentrée
sera l’occasion de prendre en
compte certaines des préoccupa-
tions exprimées.
Le haut-commissaire a, de sur-
croît, insisté sur le fait que l’entrée
en vigueur des nouvelles règles se-
rait étalée sur de longues périodes,
pouvant dépasser dix ans, ce qui
amortira le choc du changement.
Mais de telles précautions ne le
mettent pas à l’abri de la colère
susceptible de monter, par exem-
ple, chez les salariés des régimes
spéciaux (SNCF, RATP...) ou au sein
d’une partie des fonctionnaires re-
levant de la catégorie active (aides-
soignantes, etc.) – des publics qui, à
terme, ne pourront plus prendre
leur retraite à 52 ou à 57 ans.
Au niveau national, les confédé-
rations syndicales sont divisées.
Seules Force ouvrière et la CGT ont

d’ores et déjà appelé à descendre
dans la rue, mais à des dates diffé-
rentes : le 21 septembre pour la pre-
mière, le 24 pour la seconde.
De leur côté, certaines profes-
sions fourbissent leurs armes, en
particulier les avocats. Le Conseil
national des barreaux (CNB) – l’un
des organes qui les représentent –
appelle à « une mobilisation sans
précédent » dès le 16 septembre.
Chez eux, le mécontentement est
en grande partie lié à l’augmenta-
tion graduelle des prélèvements.
« Doubler les cotisations retraite
des avocats, c’est condamner une

profession à la mort économique,
et avec elle l’accès au droit », a mis
en garde Christiane Féral-Schuhl,
la présidente du CNB.
C’est, d’ailleurs, l’un des faits no-
tables depuis la publication du
rapport de M. Delevoye : les pro-
fessions libérales – parmi lesquel-
les les avocats, donc – sont sur le
qui-vive. Il y a des facteurs de gro-
gne propres à chaque activité,
mais aussi des motivations com-
munes. Notamment celle de voir
les cotisations augmenter forte-
ment. Le devenir des réserves fi-
nancières accumulées par la di-
zaine de caisses de retraites spéci-
fiques à ces métiers nourrit aussi
l’anxiété : « On nous dit que les
sommes en jeu – 27 milliards
d’euros – ne seront pas toutes cap-
tées par le futur système universel,
mais il subsiste encore beaucoup
de flou », déplore Michel Picon,
président de l’Union nationale des
professions libérales (UNAPL).
Dans le monde de l’aérien, le pro-
blème est ailleurs. Si le Syndicat
national des pilotes de ligne

(SNPL) – principale organisation
du secteur – indique ne pas être
opposé à un régime universel, il
demande que la profession puisse
continuer à partir à compter de
60 ans – une dérogation que cel-
le-ci serait prête à financer.

Rencontrer M. Macron
Surtout, le SNPL alerte sur les ris-
ques que représenterait la dispari-
tion de la caisse de retraite complé-
mentaire des personnels navi-
gants (CRPN), qui couvre égale-
ment les hôtesses de l’air et les
stewards : ce dispositif assure
aujourd’hui « 50 % des pensions,
indique Yves Deshayes, le prési-
dent du SNPL. Si on doit se dé-
brouiller avec nos employeurs, vu
les oiseaux que l’on a dans certaines
compagnies aériennes, notam-
ment low-cost, des collègues vont
se retrouver avec le régime univer-
sel et quasiment rien à côté. » Plu-
sieurs syndicats d’hôtesses et de
stewards viennent de monter au
créneau pour défendre la CRPN, en
soulignant qu’elle « remplit parfai-

tement les attentes des affiliés ».
Les policiers forment un autre
pôle de contestation très actif. « En
aucun cas, nous ne laisserons sacri-
fier notre statut spécial », prévient
le syndicat Alliance police natio-
nale. Secrétaire général de Unité-
SGP-Police-FO, Yves Lefebvre est
sur la même longueur d’onde, au
point qu’il « envisage de demander
dans les prochains jours à rencon-
trer Emmanuel Macron ». Deux su-
jets, au moins, alimentent le cour-
roux : la disparition d’un système
spécifique de bonification (qui
donne des droits supplémentaires
à la retraite tous les cinq ans) et le
fait que les fonctionnaires de po-
lice non exposés à des situations
dangereuses soient, à l’avenir, pri-
vés de la possibilité de réclamer
leur pension à partir de 52 ans. Si
ces pistes, évoquées dans le rap-
port, se confirment, « je me pré-
pare au pire à la rentrée », confie
M. Lefebvre. Le gouvernement sait
donc à quoi s’attendre.p
raphaëlle besse desmoulières
et bertrand bissuel

Depuis
la publication
du rapport
de M. Delevoye,
les professions
libérales sont
sur le qui-vive

« Le schéma est très cohérent


avec l’intention initiale »


Raymond Soubie, ex-conseiller social de Nicolas Sarkozy,
est favorable à l’instauration d’un âge d’équilibre

ENTRETIEN


A


ujourd’hui président de la
société de conseil Alixio,
Raymond Soubie estime
que les recommandations de Jean-
Paul Delevoye permettraient de
réduire les inégalités.

Que pensez-vous des préconi-
sations de M. Delevoye?
J’ai été très favorablement im-
pressionné, car le basculement
promis par Emmanuel Macron
vers un système universel pose de multiples ques-
tions. Or, le rapport de M. Delevoye donne une vi-
sion claire, pédagogique, favorable – évidemment


  • à ce mouvement vers la mise en place d’un seul
    et même régime – à la place des 42 existants. Glo-
    balement, le schéma présenté se tient, il est très co-
    hérent avec l’intention initiale. Du reste, les pre-
    mières réactions sont relativement mesurées, au
    regard de l’ampleur de la réforme.


Fixer un âge du taux plein à 64 ans revient-il à
repousser de deux ans l’âge légal de départ à
la retraite comme l’affirment des syndicats?
Bien sûr! C’est une manière de faire évoluer l’âge
de départ à la retraite. M. Macron avait promis de
ne pas modifier l’âge légal de départ à la retraite
fixé à 62 ans. Il avait pris cet engagement durant la
campagne présidentielle, alors que les projections
du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur
l’évolution financière du système étaient positi-
ves, au moins jusqu’en 2040. Depuis, la situation a
changé et l’on s’attend à un déficit de l’ordre de 8 à
10 milliards d’euros dès 2022. Compte tenu de
l’évolution de l’espérance de vie et de l’état prévisi-
ble des finances, il faut bien que des mesures
soient prises.
L’idée d’un âge du taux plein, distinct de l’âge lé-
gal, n’est pas réellement une nouveauté. Les par-
tenaires sociaux eux-mêmes – à l’exception de la
CGT et de FO – avaient mis en place un méca-
nisme de ce type, avec une décote et une surcote,
dans les retraites complémentaires du privé
Agirc-Arrco. La CFDT avait signé cet accord, même
si aujourd’hui elle le remet en cause.

A quoi faut-il s’attendre comme mesures
pour remettre à flot le système d’ici à 2025?
Le gouvernement voulait faire des économies
dans le projet de loi de financement de la Sécurité
sociale (PLFSS) 2020, ce qui avait fortement mé-
contenté les syndicats. C’était, en effet, prendre
une mesure paramétrique sur les retraites sans
même engager la réforme structurelle du sys-
tème. Il y avait, qui plus est, un doute sur l’affecta-
tion des gains dégagés par de telles dispositions :
au profit des dépenses liées à la prise en charge de
la dépendance? Pour combler les déficits so-
ciaux? Cela étant, de telles mesures doivent être
prises à terme. Faute de quoi, cela risque d’entraî-
ner une baisse du niveau des pensions.

Est-ce que les recommanda-
tions de M. Delevoye sont de
nature à réduire les inégalités?
Oui. Le système actuel pour les
salariés du privé, en prenant en
compte les 25 meilleures années,
favorise les carrières ascendan-
tes, donc notamment les cadres.
Le régime par points, qui englobe
la totalité des parcours profes-
sionnels, est plus favorable à
ceux qui gravissent peu ou pas
d’échelons ou dont le chemine-
ment est haché, puisque des
points leur seront accordés, au titre de la solida-
rité. Il s’agit là d’un choix plutôt au bénéfice des
moins favorisés, ainsi que des femmes, mais il est
moins favorable aux cadres.

Subsiste-t-il des zones d’ombre majeures?
Oui, notamment sur la manière de faire bascu-
ler les assurés dans le nouveau système. Avec
cette interrogation : ce qu’ils ont cotisé donnera
droit à combien de points?

Avec la fin annoncée des régimes spéciaux et
d’une partie de la catégorie active, faut-il s’at-
tendre à de gros remous à la rentrée?
Selon le rapport, une partie de ces agents ne se-
ront pas du tout touchés par la réforme et ceux qui
le seront à l’avenir le seront très progressivement.
Il y aura une réaction de principe des organisa-
tions syndicales, et c’est légitime. Mais ce n’est pas
une mesure qui va s’appliquer brutalement.
La réforme de 2010 entraînait le passage de 60 à
62 ans, à brève échéance : chacun voyait ce que cela
voulait dire pour lui. Là, les agents des régimes spé-
ciaux ou de certaines catégories de la fonction pu-
blique ne savent pas trop, pour le moment, quand
les nouvelles règles vont s’appliquer à eux. Mais
les difficultés vont apparaître quand plus de préci-
sions seront apportées. Le risque social existe sur-
tout pour les fonctionnaires enseignants et agents
des services de santé. Leur perte de droits devrait
être compensée par des hausses de rémunération.
Selon quel rythme et avec quelle ampleur?

A quelles conditions les syndicats réformis-
tes peuvent-ils accepter la réforme?
La CGT et FO sont dans une position négative qui
ne va pas beaucoup changer : ils sont conceptuel-
lement contre ce système, au nom de leur attache-
ment aux différents régimes spécifiques. S’agis-
sant de la CFDT, depuis dix ans, elle est favorable à
un système universel. Si elle proteste sur l’âge pi-
vot, elle n’a pas exprimé d’opposition aux autres
préconisations. Il y a enfin l’inconnue de la CFE-
CGC, qui va être extrêmement vigilante, voire né-
gative, car les cadres peuvent être touchés.
D’autant que cela intervient après la réforme de
l’assurance-chômage, qui rétablit la dégressivité
des allocations pour les salariés les mieux payés –
donc, en particulier, ceux de l’encadrement.p
propos recueillis par r. b. d. et b. bi.
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