Monde-Mag - 2019-07-27

(nextflipdebug5) #1

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ÉCONOMIE & ENTREPRISE


SAMEDI 27 JUILLET 2019

Les ventes de luxe basculent sur le Net


La folle croissance des achats en ligne, notamment en Chine, oblige les groupes à revoir leur distribution exclusive


F


enty fait un tabac. La
marque de mode lancée
par la chanteuse Rihanna
avec LVMH a fait un dé-
marrage en trombe depuis son
lancement à Paris le 22 mai. Et ce,
grâce à une distribution atypi-
que : des boutiques éphémères
ouvertes à Paris et New York pour
montrer la collection et un site de
vente en ligne pour les acheter et
livrer partout les fans de celle
dont le compte Instagram est
suivi par 73,4 millions de person-
nes. « Un lancement totalement
réalisé grâce à l’économie numéri-
que », souligne Toni Belloni, direc-
teur général du groupe LVMH.
Sneakers, sacs et sweatshirts
Gucci s’arrachent aussi, en quel-
ques clics, sur la Toile. La marque,
qui vend en ligne depuis 2002, a
doublé son chiffre d’affaires sur le
Web en trois ans. Grâce notam-
ment à un trafic record sur
Gucci.com : 375 millions de visites
en 2018. Au premier semestre
2019, les ventes de Kering, sa mai-
son mère, en profitent encore et
progressent de près de 19 %.
Dans un registre plus policé,
Hermès reconnaît aussi « une
croissance soutenue » en ligne,
contribuant au bond de 12 % du
chiffre d’affaires sur les six pre-
miers mois de 2019.
Désormais, « la part de marché
de l’e-commerce n’est plus anecdo-
tique », explique Audrey Deprae-
ter-Montacel, directrice du pôle
Luxe et mode du cabinet de con-
seil Accenture. Kering lui attribue
plus de 9 % de ses ventes mon-
diales. LVMH en a tiré 3,7 milliards
d’euros de chiffre d’affaires
en 2018. Au premier semestre, les
deux groupes ont vu leurs ventes
progresser d’environ 20 % sur le
Net, ont-ils ainsi dévoilé lors de la
publication de leurs résultats
mercredi 24 et jeudi 25 juillet.

Plus aucune réticence
A ce rythme, le Web devrait repré-
senter un quart des ventes de pro-
duits de luxe en 2025 contre envi-
ron 10 % aujourd’hui, selon le ca-
binet Bain. « En Chine, le Net,
c’est déjà 35 % des ventes de pro-
duits de luxe », avance Sébastien
Badault, directeur général d’Ali-
baba en France.
Tous les fabricants recalent leur
stratégie car « les clients réclament
de pouvoir acheter en ligne, en
complément des magasins », es-
time le directeur général délégué
du groupe LVMH. « Les jeunes sur-
tout », précise Mme Depraeter-
Montacel, en évoquant leur appé-
tence pour le shopping en ligne et
ses applis depuis un smartphone.
Les plus accros se trouvent en
Chine. Ils y achètent de tout. Mase-
rati a vendu cent voitures au prix
de 100 000 dollars (90 000 euros)

en 2016, sur le site d’Alibaba,
l’équivalent d’Amazon en Chine.
En dix-huit secondes seulement!
En avril 2018, Yves Saint Laurent
a écoulé des millions de rouges à
lèvres lors d’une opération spé-
ciale sur Tmall Luxury Pavilion, la
boutique consacrée au luxe d’Ali-
baba ; en quatorze heures de
temps, la marque a réalisé
4,77 millions de dollars de chiffres
d’affaires. Un record. C’est en
Chine, précisément grâce au e-
commerce, que Filorga a rencon-
tré le succès, rappelle aussi Didier
Tabary son président. La marque
va franchir les 300 millions
d’euros de ventes en 2019, grâce
notamment au marché de ce pays
qui pèse un tiers de son activité.
« Et deux tiers des ventes de Filorga
en Chine proviennent du Net »,
chiffre le dirigeant.
D’autres vieilles maisons se
convertissent à la religion du
Web. Début juillet, Chanel a
lancé sa boutique de produits
cosmétiques sur TMall Luxury Pa-
vilion. Christofle, spécialiste de
l’art de la table, mise sur la Toile
pour sortir du rouge et s’impo-

ser en Chine en livrant tout le ter-
ritoire sans trop investir dans un
réseau de boutiques. La tactique
est censée rejaillir sur ses ventes
à Paris. « Les touristes chinois
consultent les sites et établissent
ainsi des listes pour faire leur
shopping sur place », juge sa PDG,
Nathalie Remy.
Au sein des maisons de couture,
la vente en ligne fait cependant
débat, un écran pour seul contact
avec le client. Elle est jugée sans
âme. Rue Cambon, au siège de
Chanel, la direction ne veut pas
manger de ce pain-là. La marque
française qui pèse près de 10 mil-
liards d’euros de chiffre d’affaires
dans le monde jure ne vouloir ré-
server ses tailleurs et sacs qu’à
son réseau de boutiques.
D’autres groupes n’ont plus
aucune réticence. Le Net est dé-
sormais la grande priorité de Ke-
ring. Le groupe français en a
confié les rênes à Grégory Boutté,
ancien patron d’eBay en France.
Et chez LVMH, Dior, qui a lancé
son site aux Etats-Unis fin 2018,
prépare celui de la Chine. Ce sera
le 15e au monde.

Cette bascule ne profitera pas
entièrement à toutes les pla-
tes-formes. Deux ans seule-
ment après sa création, TMall
Luxury Pavilion vend certes une
centaine de marques de luxe et
de maroquinerie, dont les chaus-
sures Tod’s et les valises Rimowa.
Mais elle n’a pas accès aux col-
lections Louis Vuitton, Gucci
ou Dior.
Sans non plus décrocher ces
stars du luxe, deux autres géants
se disputent le marché de la vente
en ligne de ce secteur. A savoir :
Farfetch et YNAP, né de la fusion
de Yoox et Net-A-Porter, deux
start-up. Fondé en 2008, le pre-
mier pèse 5,6 milliards de dollars
à Wall Street. Le second est entré
dans le giron du géant suisse Ri-
chemont en mai 2018.
Depuis, le jeu n’est plus le
même. En juin, Kering a dévoilé
comment il rapatriera en interne
les sites de quelques-unes de ses
marques (Saint Laurent, Balen-
ciaga) dont il avait confié la ges-
tion à YNAP. Pourquoi? Le rachat
de YNAP par son concurrent, le
propriétaire de Cartier, aurait mis

le feu aux poudres, à en croire plu-
sieurs experts. Le groupe présidé
par François Pinault dit vouloir
mieux suivre les achats de ses
clients, en ligne ou en magasin.
Son partenariat avec YNAP pren-
dra fin en 2020. LVMH a, lui, mo-
difié le nom de 24sevres.com, sa
plate-forme lancée en 2017,
pour une adresse plus universelle


  • 24s.com. Elle cherche à s’impo-
    ser aux Etats-Unis.
    Car, malgré cette folle crois-
    sance, vendre du luxe sur le Net
    n’est en rien une sinécure. La
    communication y coûte cher. Ce
    mode de vente exige de présenter
    des nouveautés plus fréquem-


Faute de repreneurs, la maison Sonia Rykiel est mise en liquidation


Le tribunal de commerce de Paris a statué, jeudi 25 juillet, sur le sort de la marque de mode fondée en 1968


L


e tribunal de commerce de
Paris a prononcé, jeudi
25 juillet, la liquidation ju-
diciaire immédiate de la marque
de mode Sonia Rykiel, placée en
redressement judiciaire depuis le
18 avril. Depuis plusieurs jours,
ses 135 salariés craignaient la dis-
parition de la société que détient,
depuis 2012, le groupe First Heri-
tage Brands, holding de la famille
Fung, originaire de Hongkong.
Placée en redressement judi-
ciaire en avril, la société peinait à
trouver preneurs. Les pertes net-
tes de la marque s’élevaient à
30 millions d’euros, fin 2018, pour
un chiffre d’affaires de 35 millions
d’euros, d’après les proches du
dossier. Les cabinets d’adminis-

tration judiciaire avaient lancé un
appel d’offres dont la date limite,
d’abord fixée au 31 mai, avait été
repoussée au 12 juin, puis au
18 juillet. Début juillet, la presse
avait évoqué une dizaine de mar-
ques d’intérêt pour l’entreprise
fondée en 1968 à Paris.
Emmanuel Diemoz, un ancien
dirigeant de Balmain qui s’était
aussi porté candidat à la reprise
de la marque Carven il y a un
an, avait ainsi rencontré les repré-
sentants du personnel. Faute
d’accord avec la famille Rykiel,
propriétaire de l’immeuble du
boulevard Saint-Germain à Paris
dans le 6e arrondissement où
la marque a son siège historique,
il a finalement jeté l’éponge.

Seul un seul dossier de reprise
était parvenu aux administra-
teurs judiciaires. Il s’agissait de
celui porté par Nicole Lévy et son
fils, Julien Sedbon. Ces entrepre-
neurs du secteur immobilier pro-
posaient de reprendre l’entre-
prise et 39 de ses salariés, selon
nos informations, et de la relan-
cer sur Internet.

« Gestion hasardeuse »
Peu avant l’audience qui se tenait
à Paris, quai de Corse, au tribunal
de commerce, ces derniers ont fi-
nalement décidé de ne pas défen-
dre leur dossier, en évoquant
l’avis défavorable que les admi-
nistrateurs judiciaires avaient dé-
cidé d’émettre à son encontre.

Les candidats repreneurs,
Mme Lévy et M. Sedbon, se disaient
prêts à relancer sur Internet
la marque, dont le chiffre d’affai-
res s’est effondré depuis la mort
de la créatrice parisienne en 2016.
Or, faute de garanties financières,
leur dossier de reprise n’avait ni
le soutien des deux administra-
teurs judiciaires, le cabinet Abit-
bol & Rousselet et FHB, celui
d’Hélène Bourbouloux, figure de
la profession, ni celui des repré-
sentants du personnel de la so-
ciété Sonia Rykiel, d’après nos in-
formations.
Ces candidats avaient envisagé
de proposer 200 000 euros pour
reprendre l’entreprise, ses fonds
de commerce et ses stocks. Un

montant jugé faible. Le projet de
relance de la marque sur Internet
grâce à la blockchain n’aurait pas
non plus convaincu.
Dès lors, faute de repreneurs,
les juges ont prononcé la liquida-
tion judiciaire immédiate de la
société. Cette décision entraîne le
licenciement de l’ensemble des
salariés. Le tribunal a nommé
deux mandataires liquidateurs,
Bernard Corre et Yohann Yang-
Ting. Lors de la mise en redres-
sement judiciaire de la société,
le comité d’entreprise de Sonia
Rykiel avait souligné « la gestion
hasardeuse et dispendieuse » de
son actionnaire. Les représen-
tants de First Heritage Brands as-
suraient pourtant avoir injecté

« 200 millions d’euros en sept
ans » dans l’entreprise pour re-
lancer ses ventes.
La liquidation judiciaire im-
médiate de Sonia Rykiel va accélé-
rer les négociations entre les sala-
riés et les actionnaires hongkon-
gais de l’entreprise pour que ces
derniers financent le plan social
et les mesures d’accompagne-
ment des licenciés.
En 2017, ils avaient procédé à
un premier plan social, portant
sur 40 % des effectifs. Thomas
Hollande, avocat des salariés,
« veut trouver un accord dans
les prochains jours pour dégager
une enveloppe financière » au bé-
néfice des licenciés.p
juliette garnier

La chanteuse Rihanna,
le 23 mai, à Paris, lors
du lancement de Fenty,
la marque de mode
qu’elle a créée avec LVMH.
AURÉLIEN MEUNIER/GETTY/AFP

Au premier
semestre, Kering
et LVMH ont vu
leurs ventes
progresser
d’environ 20 %
sur la Toile

ment qu’en magasin. « Il y est
aussi plus compliqué de traduire
l’image d’une marque, sur un
écran d’ordinateur ou de smart-
phone », ajoute Mme Depraeter-
Montacel, en observant la « suren-
chère de vidéos et d’effets de réalité
augmentée » entreprise sur la
Toile. Car, sur écran, la photo d’un
sac, fut-il un Vuitton ou un Balen-
ciaga, et son descriptif ressem-
blent peu ou prou à la vente d’un
sac Adidas sur Amazon. Dès lors,
les marques doivent opérer une
« transformation culturelle », dé-
code Mme Remy. Kering a ainsi
complètement revu ses budgets
de communication pour les
consacrer aux médias numéri-
ques, d’abord, plutôt qu’aux ma-
gazines de mode, publications
que les fans de mode boudent
pour leur préférer Instagram.
Au passage, cette bascule touche
aussi les grands magasins, le
circuit historique du luxe. Aux
Etats-Unis, Barneys en fait les
frais. La chaîne new-yorkaise de
grands magasins est en pleine
restructuration.p
juliette garnier
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