Monde-Mag - 2019-07-27

(nextflipdebug5) #1

14 | SAMEDI 27 JUILLET 2019


Egan Bernal, un Colombien pour sauver


la Couronne britannique


Le coureur de 22 ans semble la meilleure chance pour Ineos de gagner de nouveau le Tour


saint-jean-de-maurienne
(savoie) - envoyé spécial

A


veuglée par la faran-
dole de Julian
Alaphilippe et les
coups de grisou de
Thibaut Pinot, la France n’a pas
encore apprivoisé celui qui s’avé-
rait, avant la 19e étape du Tour, le
26 juillet, le mieux placé pour
leur chaparder le vase de Sèvres,
dimanche, sur les Champs-Ely-
sées. A le regarder, elle s’habi-
tuera : Egan Bernal, 22 ans, re-
viendra la voir chaque été ces
prochaines années.
Durant trois semaines, le
Colombien, monté à la deuxième
place du classement général
jeudi après une attaque dans le
col du Galibier, a avancé tapi dans
l’ombre du vainqueur sortant Ge-
raint Thomas. Pour vivre tran-
quille, Bernal a adopté deux re-
cettes qui ne ratent jamais : ne ja-
mais rien dire d’intéressant à un
micro tendu et ne répondre le
plus souvent qu’en espagnol.
Curieuse à Bruxelles, la presse
était déjà lasse du phénomène
avant d’arriver en France. Depuis,
Bernal peut ne penser qu’à ses
jambes – il prête peu d’attention,
a-t-on souvent constaté, aux sup-
porteurs qui le sollicitent. Avec
lui, Dave Brailsford, le manageur
de l’équipe Ineos, gagnerait un
septième Tour avec quatre vain-
queurs différents.
Depuis qu’il a embauché Egan
Bernal, après la saison 2017, Dave
Brailsford a tenté de faire passer ce
recrutement pour un coup de gé-
nie. « Geraint [Thomas] et Chris
[Christopher Froome] arrivaient à
la fin de leur meilleure période
donc, pour résumer, je cherchais un
nouveau Chris Froome, disait-il à
quelques journalistes lors de la
première journée de repos. Pen-
dant deux ans, j’ai regardé tous les
jeunes coureurs. Et je me suis dit : il
faut prendre Egan. Et on a négocié
pour racheter le contrat. »


Un poids léger de 59 kilos
En réalité, le peloton entier avait
repéré ce jeune Colombien qui
crevait l’écran dans les courses
italiennes depuis ses 19 ans, sous
les couleurs de la formation
Androni-Giocattoli. Le Team Sky
avait simplement plus d’argent,
et d’excellents contacts avec son
agent, Giuseppe Acquadro.
Son ascension au sein de la hié-
rarchie interne de l’équipe bri-
tannique a été météorique.
En 2018, un an plus tôt que prévu,
Dave Brailsford l’aligne au départ
du Tour de France, après un dé-
but de saison exceptionnel. Ber-


servant du coin de l’œil la gestion
des autres paramètres de course
par ses deux leaders. « Tout était
plus facile : je n’avais aucune pres-
sion, je devais juste faire de mon
mieux et couper mon effort si je
n’en pouvais plus, disait-il en juin.
Le cyclisme comme cela est beau-
coup plus simple! »
L’entraîneur basque Xabier
Artetxe, qui s’occupe des coureurs
hispanophones de l’équipe, s’est
installé à Andorre à côté de la pé-
pite. A lui de modeler ce talent
brut pour en faire un vainqueur
de grand tour selon un modèle
que les Britanniques ne maîtri-
sent pas encore : Bernal est un
grimpeur, un poids léger de 59 ki-
los, qui va devoir progresser dans
le contre-la-montre et gagner le
Tour différemment des précéden-
tes incarnations de l’équipe.
« Il n’a pas de croyances établies
en matière d’entraînement, ce qui
me rend la tâche plus facile, expli-
que Xabier Artetxe. Il est frais,
ouvert à toutes les idées. Mais c’est
aussi plus de travail car je dois

tout lui apprendre. Il veut tout sa-
voir sur la physiologie, la récupé-
ration, l’alimentation, le poids.
Egan veut avoir l’idée générale de
ce que l’on fait, où on va. »

Records d’ascensions
La célérité de l’accession au plus
haut niveau d’Egan Bernal n’a pas
d’équivalent dans le siècle. Plu-
sieurs chutes l’ont pourtant re-
tardée, le privant du Tour d’Espa-
gne l’an passé – il aurait alors en-
chaîné un deuxième grand tour à

21 ans –, puis d’Italie, cette année.
Il y aurait été la tête d’affiche
avant de jouer les équipiers au
Tour de France, où il se serait pré-
senté forcément affaibli.
Dès le mois de mars, les organi-
sateurs italiens craignaient pour-
tant un forfait du prodige pour
leur épreuve : la recherche d’un
nouveau sponsor avançait bien
pour Dave Brailsford, et il n’était
plus forcément nécessaire de
remporter le Giro pour trouver
un remplaçant à Sky. De plus,
l’âge de Christopher Froome et la
forme incertaine de Geraint
Thomas après une intersaison
peu studieuse offraient moins de
garanties que le Colombien sur
un parcours très montagneux.
A une semaine du départ, son
agent prévient quelques journa-
listes amis : le Colombien a été
victime d’une fracture de la
clavicule. Droite ou gauche?
L’agent n’en sait rien, pas plus
que l’équipe. Bernal s’entraînait
seul, Artetxe le suivait en voiture
à bonne distance. Dans un rond-
point en descente, il est allé au
sol. Sur une photo publiée en fin
de journée sur les réseaux so-
ciaux, Egan Bernal a le bras gau-
che soutenu par une sangle. Cinq
jours plus tard, il est déjà sur son
vélo d’entraînement. Dix jours
après son opération de la clavi-
cule, il bat à l’entraînement plu-
sieurs records d’ascensions an-
dorranes, comme l’indiquent ses
publications sur Strava, un réseau
social de sport.
Le peloton lève un sourcil, intri-
gué. Nulle malice, assure-t-on
chez Ineos : « Ce fut une déception
pour lui, il était en grande forme, il
aurait été très compétitif », dit
Dave Brailsford. « Quand je suis
arrivé sur les lieux, il savait que la
clavicule était cassée, raconte
Xabier Artetxe. Il m’a de suite dit :
“C’est foutu pour le Giro. Peux-tu
me préparer demain un plan pour
être prêt pour le Tour ?” Sa tête
était déjà au prochain objectif. »
Un changement de plan provi-
dentiel, tant il semble être, sur ce
Tour de France, la meilleure
chance du Team Ineos de conser-
ver, au final, sa couronne.p
clément guillou

Egan Bernal, au col du Galibier, lors de la dix-huitième étape, jeudi 25 juillet. CHRIISTOPHE ENA/AP PHOTO

La célérité
de l’accession
au plus haut
niveau d’Egan
Bernal n’a pas
d’équivalent
dans le siècle

C’


est une estrade à ciel
ouvert, perdue sur
l’Alexanderplatz de
Berlin-Est. Un po-
dium pas plus haut qu’un tabou-
ret, il y grimpe d’un bond. A nos
yeux familiers des didascalies de
la religion cathodique, l’espace et
le déroulement de la scène sont
étrangement lâches. N’étaient les
quelques drapeaux qui flottent
dans le ciel et la voix métallique
qui se déverse sur les têtes, on ju-
rerait qu’il est venu changer une
ampoule.
Ayant quitté ses chaussures de
course, Lech Piasecki a enfilé des
claquettes de piscine sur ses soc-
quettes blanches. Son maillot dé-
passe du survêtement Adidas de
l’équipe nationale, et ses dossards
n° 5 lui tombent au milieu des fes-
ses. Le protocole est bref. Il se pen-
che, on lui passe successivement
autour du cou une médaille et une
sorte de couronne de fleurs sans
fleurs. Puis ses deux suivants, An-
drzej Mierzejewski et Uwe Ampler,
le rejoignent. On leur met alors en
main ces blanches colombes de la
paix qu’ils libèrent aussitôt.
Deux ans plus tard, en 1987, nul
ne sait ce qu’est devenu le pigeon,
mais l’animal prolétaire, lui, est
passé du noir et blanc à la couleur.
Il a 25 ans et semble un rien plus
épais, mais il arbore toujours,
aussi raide et noire que sa ti-
gnasse, cette désuète moustache
d’acteur porno prénumérique qui
n’efface pas son énigmatique timi-
dité. De la Course de la paix et du
maillot rouge et blanc de la Polo-
gne, il est passé au Tour de France
sous les couleurs de l’équipe Del
Tongo, mais de nouveau c’est à
Berlin, Ouest cette fois, devant le
Reichstag, qu’il endosse la sainte
tunique du cyclisme occidental. Le
bloc socialiste craque aux coutu-
res, la perestroïka a débuté, mais le
Mur est encore debout et, l’échine
tremblée dans l’effort, le peuple
polonais toujours arc-bouté sous
la casquette de Jaruzelski.

Déroute esthétique
De Lech Piasecki, qui, après Czes-
law Lang, fut le deuxième cycliste
à passer à l’Ouest, l’histoire dit
que la fédération polonaise le
céda contre une dizaine de vélos
Colnago, plus quelques cadres de
contre-la-montre. Ainsi la tran-
saction donna-t-elle corps et vi-
sage au fantasme de l’homme de
fer, à une époque où les cham-
pions « soviétiques » ne se mesu-
raient pas à l’élite professionnelle.
Il n’est pas permis d’en douter,
Lech gagna une vie plus colorée,
une maison au bord du lac de
Garde et bien des raffinements cu-
linaires. Les cheveux au vent, libé-
rés de ces affreux casques à bou-
dins que le règlement imposait
aux amateurs. Mais il vint aussi
s’immerger dans la déroute esthé-
tique de nos années 1980. Et si le
cyclisme ne fut pas le sport le plus
infesté par la coupe mulet ou le
bandeau éponge, Lech eut à che-
vaucher de ces aberrants vélos
plongeants équipés de roues plei-
nes enluminées à la grosse, qui en-
tachent le souvenir de ses exploits.
Après une courte carrière pro-
fessionnelle, Lech fit son retour à
Poznan, où un monde en avait
remplacé un autre, et où il tient
boutique désormais. Ses cheveux
ont disparu presque aussi sûre-
ment que le socialisme, mais son
bon sourire a traversé le temps.p

Olivier Haralambon est l’auteur
de « Mes coureurs imaginaires »
(Premier Parallèle, 2019). Durant
le Tour, il raconte le destin parfois
oublié de ceux qui ont porté de
manière éphémère le maillot
jaune, qui fête ses 100 ans.

Piasecki,


le coureur


de l’Est


MAILLOT JAUNE


D’UN JOUR|
par olivier haralambon

c’était le jeudi 18 juillet, une éternité,
le peloton du 106e Tour de France n’avait
pas encore franchi les Pyrénées. Julian
Alaphilippe venait de conforter son maillot
jaune en remportant la 13e étape, un contre-
la-montre à Pau, et à la veille de la haute
montagne, la concurrence saisissait mal la
menace que représentait ce Français que
personne n’attendait : « Si dans les derniers
kilomètres du Tourmalet, il perd zéro temps,
on a tous un problème », s’alarmait vague-
ment Nicolas Portal, directeur sportif de
l’équipe Ineos, avec le sourire de celui qui
n’y croit pas une seconde.
Résultat : Julian Alaphilippe a perdu
« zéro temps » dans le Tourmalet, il en a
gagné depuis, et il se trouvait, au matin de
la 19e étape, vendredi 26 juillet, en position
de réussir le casse du siècle à Paris. La for-
mation Ineos a donc un problème. Qui
vient moins du coureur français que
d’elle-même.
Deuxième et troisième, avec 1 min 30 s et
1 min 35 s de retard, le Colombien Egan
Bernal et le Gallois Geraint Thomas, vain-
queur sortant, restaient vendredi matin
bien placés pour offrir une septième

victoire en huit ans à l’équipe dirigée par
Dave Brailsford. Mais en persistant à ne pas
trancher entre ses deux leaders, celui-ci
risque de tout perdre. Sa stratégie dans
l’ascension du Galibier, jeudi, transpirait
d’indécision, plus illisible que jamais.

La question du leadership
A 3 kilomètres du sommet, Egan Bernal a
attaqué le groupe dans lequel figuraient
tous les cadors, dont Julian Alaphilippe,
créant rapidement un bel écart qui aurait
été plus conséquent si... Geraint Thomas
n’avait pas attaqué à son tour quelques ins-
tants plus tard, ramenant dans sa roue
toute la concurrence, dans une manœuvre
qui ressemblait à celle du champion refu-
sant de céder sa couronne à son coéquipier
pourtant plus fort en montagne.
« Je ne pense pas qu’il y ait une différence
de niveau, au contraire, j’ai vu deux cou-
reurs qui grimpent très bien en ce mo-
ment, esquivait – comme souvent – Dave
Brailsford après l’étape entre Embrun et
Valloire. Geraint aussi a montré qu’il avait
de bonnes jambes, mais la course n’était
pas tout à fait assez difficile. » La question

du leadership n’est toujours pas tranchée.
Elle s’était posée tout au long du Tour
2018, mais le débat pouvait avoir lieu :
Chris Froome et Geraint Thomas étaient
largement au-dessus du lot. Ce n’est plus
le cas cette année, où la concurrence a
haussé son niveau, et où le verrouillage
de la course, à l’œuvre chez Sky depuis
toujours, s’est trouvé parasité par la stra-
tégie tous azimuts de Julian Alaphilippe.
La formation britannique n’avait jamais
été en position si précaire si près de Paris.
« On a toujours très confiance », dit Dave
Brailsford, qui s’expliquait, à la veille de
l’entrée dans les Alpes, sur l’absence de no 1
et no 2 dans son équipe : « On accorde trop
d’importance à ces statuts. On parle d’une
course, on fait avec ce qu’on a. La course évo-
lue à chaque minute, et il faut s’adapter en
permanence. Ce n’est pas aussi simple que
de donner une instruction et de dire : “Main-
tenant, on va faire comme ça.” Cela dit, vien-
dra un moment où les choses se mettront en
place. » Après 3 089 kilomètres de course et
à 256 kilomètres de Paris, le temps presse.p
henri seckel
(envoyé spécial, valloire)

La stratégie illisible de l’équipe Ineos


nal réagit avec sang-froid à
l’épreuve du feu, face à une foule
hostile, sur les charbons de l’af-
faire Froome ; un contrôle anti-
dopage anormal dont le Britanni-
que est blanchi à l’orée du Tour,
sans pour autant effacer le soup-
çon dans l’esprit du public.
« Durant la moitié du Tour, j’ai eu
vraiment peur, j’ai angoissé, dira
Brailsford. Je me suis senti respon-
sable d’avoir emmené un garçon si
jeune dans un environnement si
difficile. J’ai cru avoir fait une er-
reur. » Mais le Colombien fait ses
gammes et s’éveille au cyclisme fa-
çon Sky, si loin du VTT qu’il a prati-
qué et du vélo artisanal de Gianni
Savio, maquignon débrouillard de
l’Androni-Giocattoli, où l’attaque
tient lieu d’unique tactique.
Dans l’Alpe-d’Huez, son train
infernal pare l’attaque de Ro-
main Bardet. Dans les Pyrénées,
il maintient hors de l’eau la tête
de Froome, qui lui devra sa
deuxième place à Paris derrière
Thomas. Bernal apprend à gérer
son effort, ses watts, tout en ob-
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