Monde-Mag - 2019-07-27

(nextflipdebug5) #1
SAMEDI 27 JUILLET 2019

CULTURE


| 15


DJ Snake,


la gloire


au grand jour


Le DJ et compositeur français au


succès phénoménal, qui collabore


avec Justin Bieber ou Cardi B, sort


l’album « Carte blanche » le 26 juillet


RENCONTRE


P


our son premier entre-
tien avec la presse quoti-
dienne française, DJ
Snake, de son vrai nom
William Grigahcine, ne porte pas
les lunettes noires derrière les-
quelles il se cache habituelle-
ment. Cet ancien timide de 33 ans,
dont le deuxième album, Carte
blanche, est dans les bacs depuis
vendredi 26 juillet, tombe enfin le
masque. DJ Snake est aujourd’hui
l’un des Français les plus écoutés
dans le monde, au point de dépas-
ser le cercle déjà large de son
genre musical, l’electronic dance
music. Compositeur pour Lady
Gaga dès 2009, DJ Snake se con-
tentait jusque-là de répondre aux
questions des animateurs de ra-
dio ou des sites spécialisés. Le
trentenaire, grand de taille et
franc du regard, explique son ab-
sence des médias traditionnels :
« Plus jeune, on m’a appris que
quand on n’avait rien à dire, il fal-
lait se taire. »
Depuis, le jeune Français a fait
du chemin, et pris de l’assurance.
Son premier album, Encore, sorti
en 2016, a été certifié disque de
platine en France et a atteint la
huitième place du top album
américain. Comme ses collègues
Skrillex, David Guetta ou bien en-
core Martin Garrix, il matraque
les ondes radio, les plates-formes
de streaming et les festivals de ses
tubes. A coups d’infrabasses, de
break beats agressifs qui s’embal-
lent comme une turbine et de
voix accélérées, le tout dans un
emballage résolument commer-
cial. Mais ce qui différencie Snake
de ses concurrents, c’est la variété
de ses inspirations, à la fois
moyen-orientales, indiennes, la-
tinas ou africaines. Turn Down for
What avec Lil’Jon, Lean On avec la
chanteuse danoise Mo et l’Améri-
cain Diplo, Let Me Love You avec
Justin Bieber, Taki Taki avec, entre
autres, Cardi B, cumulent plus de
7 milliards de vues sur YouTube.
William Grigahcine a grandi
dans le Val-d’Oise, en banlieue pa-
risienne, d’abord dans une cité
HLM, à Ermont, puis au Plessis-
Bouchard. Sa mère, Algérienne,
originaire de Sétif, alterne les em-
plois de nourrice et de femme de
ménage, notamment à l’aéroport
de Roissy. Son père français, fo-
rain de profession, quitte le foyer
quand il a 2 ans, le laissant avec sa
mère et son petit frère. « Je n’ai pas

parlé à mon père pendant quinze
ans, avoue-t-il, mais, avec l’âge, j’ai
fait la paix avec lui. » Aujourd’hui,
il dit même se sentir un peu fo-
rain – « Sauf que je ne suis pas en
caravane mais en jet! » DJ Snake
peut fanfaronner. Le magazine
Forbes l’a classé dans les quinze DJ
les mieux payés au monde (avec
10 millions d’euros de gains
en 2018). Il revient d’un festival en
Finlande où il s’est enrhumé. « Le
choc thermique avec Barcelone, la
veille, explique-t-il. Pourtant, j’es-
saie d’avoir une bonne hygiène de
vie : ne pas fumer, ne pas boire,
faire attention à ce que je
mange... » Petit inconvénient
d’une vie dont il a rêvé et qu’il doit
à sa détermination.

L’école, un calvaire
Il est en 6e quand, invité par un co-
pain de classe à admirer les plati-
nes vinyles de son grand frère, il
découvre qu’elles peuvent être
instrument de musique. William
écoute déjà autant l’eurodance
d’Ace of Base que le rap mar-
seillais de Fonky Family. Sa mère
le berce depuis l’enfance avec les
chansons de Warda et d’Oum Kal-
soum, puis lui fait découvrir la
musique égyptienne, libanaise.
Ses oncles le fournissent en viny-
les funk et disco et ses cousins lui
rapportent les dernières compila-
tions de Londres où la drum and
bass tourne dans toutes les raves.
A 14 ans, l’adolescent s’achète sa
première platine et une table de
mixage grâce à l’argent gagné
tous les dimanches en déchar-
geant des camions au marché :
« Je me levais à 6 heures du matin,
raconte-t-il fièrement, et j’y re-
tournais pour midi pour tout re-
charger. Cent francs gagnés par
marché. »
Une fois ses platines en main, il
lui faut encore en maîtriser
l’usage : « Avant d’aller à l’école le

matin, se rappelle-t- il, je mettais
mon casque et je m’entraînais en-
core un peu. Ma mère entendait le
cross fader [bouton de réglage
pour passer d’une piste à l’autre],
clac clac, et m’envoyait en cours. »
L’école? Un calvaire pour ce ga-
min qui souffre d’un trouble de
concentration : « Je suis quel-
qu’un qui se lasse vite, recon-
nait-il. Stagner sur le même pro-
gramme pendant des semaines,
tout en restant assis sur une
chaise, je ne peux pas... Comme
dans ma musique, j’ai besoin de
switcher. »
Pour nourrir sa passion, il
s’achète des vinyles aux puces de
Clignancourt. Dans le RER, il se
met à taguer comme les grands

de son quartier : le voilà affublé
de la signature Snake (« serpent »)
pour sa capacité à échapper aux
brigades cynophiles. Encore au
lycée, il anime déjà une émission
R’n’B tous les midis sur FG (Fre-
quence Gay) et fait le DJ pour des
soirées hip-hop au Queen sur les
Champs-Elysées, le temple des
nuits queer à Paris. Il l’assure, à
l’époque, personne de son quar-
tier ne le chambre : « A Ermont, ils
s’en foutaient que je travaille à
FG... Et puis, nous les mecs de ban-
lieue, on a beaucoup souffert des
discriminations. On montait à Pa-
ris pour s’amuser, et on nous refu-
sait l’entrée des boîtes. On voulait
prendre un taxi pour rentrer avant
le premier train, et les chauffeurs

ne s’arrêtaient jamais. Quand tu
vis des trucs comme ça, tu ne vas
pas juger les autres parce qu’ils
sont gay ou qu’ils sont d’une autre
religion. »
Plutôt que de passer le bac, il fi-
nit par devenir vendeur dans les
magasins de disques hip-hop des
Halles, à Paris, où il rencontre
toutes ses idoles : Cut Killer, Dj
Mehdi, Pedro Winter... Mais c’est
un DJ américain qui lui offre sa
chance : Clinton Sparks, auquel
son manageur a donné un CD
avec les musiques de son protégé
à la fin d’un set à Paris. Originaire
de Boston, l’Américain travaille
déjà pour Pharrell William, Puff
Daddy, a une société d’édition
discographique et lui propose de
s’associer pour « placer » des mu-
siques auprès des artistes de pop
urbaine. « A partir de là, affirme
Snake, je me suis mis en mode
usine. J’envoyais trois quatre ins-

Le 29 juin, à Bordeaux.
MICHAEL GONCALVES

Ce qui différencie
Snake de ses
concurrents, c’est
la variété de ses
inspirations,
à la fois moyen-
orientales,
indiennes, latino
ou africaines

trus tous les soirs aux Américains
comme un acharné, jusqu’à ce
que Lady Gaga en retienne qua-
tre. » Le jeune DJ déchante vite et
découvre la dureté de l’industrie
du disque. Ses idées ne sont pas
prises en compte. Il est à peine
crédité. Il déménage quand
même à Miami, en Floride,
en 2009, sans parler un mot
d’anglais, un copain québécois
en guise de traducteur dans sa
valise, et s’accroche pour « répon-
dre à toutes les commandes, à
tous les appels d’offres ». L’expé-
rience l’endurcit, lui permet de se
faire remarquer d’un autre
acharné des studios, Diplo, qui
lui demande son aide pour un ti-
tre de Major Lazer, Lean On.
Deux milliards de vues plus
tard, DJ Snake n’a plus de mal à
s’imposer : les artistes nord-amé-
ricains, de Justin Bieber au rap-
peur Future, acceptent volon-
tiers de participer à ses projets. Il
peut même se permettre d’impo-
ser ses conditions : « En studio, je
leur dis, je ne veux pas de propos
homophobes, pas de clips avec
des meufs à poil et pas d’hymne à
la consommation de drogue. Ce
n’est pas moi. »p
stéphanie binet

Carte blanche, 1 CD
Polydor/Universal.
Concerts : le 25 juillet à Agde
(Hérault), le 10 août aux Plages
Electroniques, à Cannes, le 11
à la Fête du bruit, à Landerneau
(Finistère).

pour la pochette de son deuxième al-
bum, Carte blanche, DJ Snake a choisi une
photo recadrée de l’Arc de triomphe. Pas
pour réhabiliter le monument, saccagé par
une manifestation des « gilets jaunes » en
décembre 2018, mais parce qu’il avait joué
à son sommet un an plus tôt. C’est aussi là,
le vendredi 26 juillet au soir, qu’il fera
écouter son nouvel album à ses fans. Plu-
sieurs morceaux de ce disque qui en
compte dix-sept ont déjà connu un succès
important : Magenta Riddim, à l’ambiance
bollywoodienne, au clip tourné avec une
brigade de sapeurs-pompiers indienne ; le
latino Taki Taki, plus d’un milliard de vues
sur YouTube, qui invite l’incendiaire rap-
peuse Cardi B, la chanteuse pour ados Se-

lena Gomez et le trappeur portoricain
Ozuna ; le récent Loco contigo, numéro un
sur les plates-formes de streaming, avec le
chanteur de reggaeton colombien, J Balvin.

Bonne surprise
Pour rappeler qu’il est aussi capable d’atti-
rer de grands noms du rap actuel comme il
l’avait fait sur Encore avec Future, Travis
Scott ou Young Thug, il réunit, sur son titre
Enzo, Offset du groupe Migos, le mentor du
rap d’Atlanta Gucci Mane, et le Britannique
21 Savage.
Le reste de l’album est toujours aussi
éclectique, alternant musiques agressives
et ballades pas toujours inspirées, à l’excep-
tion de la collaboration avec le duo cana-

dien Majid Jordan sur Recognize. Trois mor-
ceaux rendent hommage à Paris et sa ban-
lieue : Frequency 75, stressant comme un
embouteillage sur le périphérique, Made in
France, très house début des années 2000
avec le collectif de DJ avec qui il travaille de-
puis ses 15 ans, Pardon My French, et le plus
glamour Paris avec le chanteur Gashi, qui
avait participé au précédent album. Signe
que le DJ français qui vit aux Etats-Unis de-
puis dix ans commence à avoir le mal du
pays? La bonne surprise vient de son nou-
vel intérêt pour les artistes africains : ainsi,
il enregistre avec la nouvelle star de l’afro-
beat nigérian Burna Boy un reggae tradi-
tionnel plutôt bien ficelé, No Option.p
st. b.

Une « Carte blanche » éclectique et mondiale


Encore au lycée,
il anime une
émission R’n’B
tous les midis sur
Frequence Gay
et fait le DJ pour
des soirées hip-
hop au Queen,
sur les Champs-
Elysées
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