Monde-Mag - 2019-07-27

(nextflipdebug5) #1

16 |culture SAMEDI 27 JUILLET 2019


Kalamata, tremplin pour la danse en Europe


Le festival du Péloponnèse accueille chorégraphes grecs et étrangers depuis vingt-cinq ans


REPORTAGE
kalamata (grèce) - envoyée spéciale

S


a plage, ses olives, son
festival de danse con-
temporaine. Kalamata
(60 000 habitants), située
en plein sud du Péloponnèse, à
trois heures d’autocar d’Athènes,
affiche ses atouts. Le jour, on se
grille les neurones au soleil ; le
soir, on les revitalise devant les
spectacles. Visibles au Kalamata
Dance Megaron, inauguré en
2013, ils envahissent aussi la
grande place bordée de cafés, où
la foule s’agglutine.
Rendez-vous historique de la
scène chorégraphique contempo-
raine en Grèce, la manifestation
fête ses 25 ans sous la direction de
Linda Kapetanea, qui en tient les
rênes depuis 2018. « Je suis dan-
seuse, chorégraphe, professeure et
maintenant programmatrice, et
j’aime ça, déclare-t-elle. Je tente de
trouver un équilibre entre grands
noms comme Akram Khan, jeunes
qui démarrent et artistes plus re-
connus. J’ai croisé la plupart des
gens que j’invite ici dans les fes-
tivals où je danse et enseigne. »
Du 19 au 28 juillet, 22 productions
s’enchaînent venues de France,
comme The Roots, du hip-hopeur
Kader Attou, ou Mnémosyne, de
Josef Nadj, mais aussi de Belgique,
d’Espagne, de Slovaquie... Parmi
les artistes moins repérés, le Grec
Andi Xhuma a proposé un solo
déroutant, tandis que le duo alle-
mand composé de Joy Alpuerto
Ritter et Lukas Steltner abattait un
hip-hop joyeusement virtuose.

Danse physique et fonceuse
Dedans, dehors, tout-terrain,
contemporain, cirque ou hip-hop,
le menu de cette édition dresse
une image globale aventureuse,
à la fois pointue et grand public,
ce qui est une gageure. Il res-
semble au parcours de Linda Ka-
petanea, éprise d’une danse
physique et fonceuse. Formée en-
fant à la gymnastique, passée par
la State School of Dance d’Athè-
nes, interprète entre 2002 et 2006
des chorégraphies du Belge Wim
Vandekeybus, elle est revenue à
Athènes pour y fonder, en 2006,
avec le Slovaque Jozef Frucek, la
troupe RootlessRoot. A La Villette,
à Paris, en mai, leur specta-
cle Europium, pour cinq per-
formeurs, a emporté l’adhésion
par ses turbulences chorégra-
phiques et plastiques.

Cette vitalité extrême, cette ur-
gence pressante, impulsent l’en-
semble de la programmation. In-
visible (2018), du collectif belge
Kabinet K, piloté par Joke Lau-
reyns et Kwint Manshoven, pro-
jette sept danseurs dont quatre
enfants âgés de 7 à 13 ans dans une
incroyable tempête gestuelle. Les
gamins escaladent les adultes, s’y
accrochent pour se faire envoyer
balader d’un revers de poignet
avant de renverser la situation.
Dans la jungle des sentiments et
des attachements, une nouvelle
et insolite communauté surgit,
qui se soutient. Belle et inconfor-
table, cette production a enthou-
siasmé le public.
Tout aussi secoué, en mode
burlesque, Optraken, du Galactik
Ensemble, groupe de cinq cir-
cassiens issus de l’Ecole natio-
nale des arts du cirque de Rosny-
sous-Bois, entonne le grand air
de la catastrophe, devenue ten-
dance sur les plateaux. Leur folle
ingéniosité explose dans un en-
grenage de situations plus éber-
luantes les unes que les autres. La
machinerie se rebelle contre les
interprètes, qui se font matra-
quer par des projectiles, volent
jusque dans les cintres ou se re-
trouvent en slip sans avoir eu le
temps de dire ouf! La troupe a
fait hurler de rire les specta-
teurs, qui remplissaient, mardi
23 juillet, la grande salle de
600 places du Megaron.
Ouvert sur l’Europe depuis ses
débuts avec la présence d’Angelin
Preljocaj ou de Sidi Larbi Cher-
kaoui, le festival de Kalamata est
un tremplin pour les artistes
grecs. « C’est une manifestation es-
sentielle, affirme Guy Darmet, di-
recteur de la Maison de la danse et
de la Biennale de la danse de Lyon
de 1980 à 2011. Lors de sa création,
le contexte était celui de la danse
classique, traditionnelle, et de la
technique Martha Graham. Kala-
mata a introduit, grâce à sa fon-
datrice, Vicky Marangopoulou, la

danse contemporaine en Grèce et
permis l’éclosion de jeunes choré-
graphes. C’est là que j’ai découvert
Dimitris Papaioannou, qui a mis
en scène les cérémonies des Jeux
olympiques en 2004, et que j’ai ac-
cueilli dès 1998 à Lyon. » Depuis, le
milieu s’est étoffé, « même s’il
reste réduit et que tout le monde se
connaît », précise Aris Papado-
poulos, qui a créé sa compagnie
en 2016 avec Martha Pasakopou-
lou. Leur duo Lucy. Tutorial for a
Ritual, a multiplié les surprises
entre revue kitsch et acrobaties
invraisemblables.

« Une porte vers l’Europe »
Avec sept troupes grecques pro-
grammées, dont quatre de jeunes
artistes en plein air, Linda Kape-
tanea veut soutenir la création
dans un contexte où il faut encore
et toujours lutter pour survivre.
« Je gagne personnellement ma vie
en enseignant, précise-t-elle. Pas

avec les spectacles. » Cent vingt
chorégraphes, dont trente vérita-
blement actifs, sont actuelle-
ment répertoriés en Grèce. De-
puis la crise de 2010 jusqu’en 2017,
aucune subvention n’a été versée
par le ministère de la culture et
des sports. Le mouvement s’in-
verse. « J’aimerais soutenir plus les
danseurs grecs, mais le public a
aussi besoin de découvrir des pro-
ductions internationales, pour-
suit Linda Kapetanea. Etre pré-
senté ici, comme je l’ai été à trois
reprises avec RootlessRoot depuis
2007, est une opportunité de sortir
d’Athènes, où la diffusion de la
danse est concentrée. C’est un
moyen d’aider ceux qui se battent
depuis longtemps. »
A l’affiche pour la première fois,
la compagnie Ki omOs kineitai,
fondée en 2003 par Christina
Sougioultzi et le circassien argen-
tin Camilo Bentancor, a joué The
Master and Margarita, inspiré du

livre de Mikhaïl Boulgakov. Sur
un échafaudage mobile et modu-
lable, sept performers se jouent
des métamorphoses de la scéno-
graphie avec bravoure et inven-
tion. « Pour nous, le festival est une
porte vers l’Europe et une plate-
forme de reconnaissance, affirme
Christina Sougioultzi. Je l’ai dé-
couvert en 1999. J’avais 22 ans et je
sortais de l’école de danse. A cette
époque, et sans Internet, il était le

seul moyen pour nous, jeunes in-
terprètes, de découvrir ce qui se
passait ailleurs. J’y suis retournée
régulièrement depuis pour partici-
per aux ateliers de formation et,
aujourd’hui, j’y suis invitée. »
Parallèlement aux spectacles,
la manifestation, soutenue par la
ville de Kalamata, le ministère de
la culture et des sports, ainsi que
des mécènes comme les fon-
dations Karelias et Constantako-
poulos, accueille une soixan-
taine de très jeunes danseurs
dont la moitié est grecque,
l’autre venant de Russie, d’Espa-
gne ou de Finlande, pour dix
jours de cours intensifs. Une
boucle vertueuse qui fait de Kala-
mata un chaînon fort de la danse
contemporaine.p
rosita boisseau

Festival de Kalamata, Grèce.
Jusqu’au 28 juillet.
Kalamatadancefestival.gr

Simon Tanguy, danseur sur le flot des mots


Le chorégraphe présente « Inging » à Avignon, monologue improvisé entre philosophie et psychanalyse


PORTRAIT
avignon - envoyée spéciale

L


e silence. D’un coup, d’un
seul, énorme, comme on
laisse tomber une pierre
dans le vide en écoutant sa chute.
Très émouvant, il clôt la perfor-
mance Inging, du chorégraphe Si-
mon Tanguy, à l’affiche du Théâ-
tre de l’Oulle, à Avignon, depuis le
5 juillet. Le silence donc. Comme
si on avait débranché le danseur
sous perfusion de paroles pen-
dant quarante-cinq minutes et,
soudain, encéphalogramme plat
d’un cerveau en roue libre qui se
plante net.
Il est d’abord assis à son bureau,
devant son ordinateur, sur le pla-
teau que les spectateurs parta-
gent avec lui. Il édicte la règle du
jeu : parler et bouger non-stop. La
petite leçon de philosophie du
quotidien peut commencer, re-
bondissant au gré de télescopa-
ges de sujets, de changements de
braquet selon l’inspiration, de bé-
gaiements comiques, béquilles

rythmiques pour rabouter des
idées qui ne se précipitent pas
toujours. « Je n’ai pas encore raté
une représentation, affirme le
danseur-chorégraphe, attablé
mercredi 17 juillet, place Crillon.
Je le voulais, ce marathon de 19 da-
tes. Jouer aussi longtemps n’arrive
jamais en danse contemporaine.
Et Inging est très agréable à faire. »

Prédisposé à la logorrhée
Simon Tanguy, 35 ans, Breton de
Plérin-sur-Mer, près de Saint-
Brieuc, où il a implanté sa compa-
gnie en 2013, petit-fils d’agricul-
teurs, est aussi bavard en privé
que sur scène. Prédisposition na-
turelle à la logorrhée, accentuée
par un show comme Inging qui
colonise méchamment. « Jusque
sur mon vélo, je continue à le faire,
glisse-t-il. C’est une performance
qui a été créée en 2010 par l’artiste
new-yorkaise Jeanine Durning.
J’en ai payé les droits et j’ai travaillé
avec elle pendant deux semaines.
Je reprends le dispositif, mais avec
mon propre contenu. » Autrement

dit, des thèmes sociétaux, des
commentaires sur la « visibilité » à
Avignon, des confidences sur sa
mère, sur sa grand-mère – « sans
doute le sujet qui revient le plus
souvent depuis le début », s’amuse
Marion Cachan, administratrice
de la compagnie. Mais encore des
questions comme « La culture
protège-t-elle? ». « J’ai plein de ti-
roirs d’idées, par exemple l’infini,
le couple, la question du visage
chez Emmanuel Levinas... Il
faut aussi accepter de parler de
soi. C’est très psychanalytique
comme pratique. »
La philo est la formation initiale
de Simon Tanguy, avant qu’il dé-
couvre la danse contemporaine, à
21 ans, et renoue avec son rêve de
devenir jongleur en intégrant
l’école du Samovar, à Bagnolet
(93), spécialisée dans le clown. Il
intègre ensuite en 2007 la School
for New Dance Development à
Amsterdam, où il rencontre Jea-
nine Durning. On le découvre
en 2010 dans le trio délirant
Gerro, Minos and Him, avec Aloun

Marchal et Roger Sala Reyner.
Après différentes pièces, dont
Japan (2011), sur le thème de l’ago-
nie, il fonde sa compagnie, Propa-
gande C. Actuellement, il fina-
lise le texte en français et en an-
glais de son nouvel opus, Fin et
suite, pour quatre interprètes, sur
le thème de la fin du monde.
« J’aime beaucoup les fins, précise
Simon Tanguy. Elles sont tou-
jours intéressantes. J’ai beaucoup
lu pour ce spectacle, sur le trans-
humanisme, l’appauvrissement
du langage... »

S’il se déclare « intéressé par le
fait de mettre en mouvement des
corps pris par des forces plus gran-
des qu’eux », Simon Tanguy borde
néanmoins avec minutie la prépa-
ration d’Inging. Lever chaque ma-
tin à 7 heures, éveil du corps avec
la technique Moshé Feldenkrais,
une heure d’échauffement parole-
écriture, et hop, dans le bouillon
de la représentation à 11 h 20. Pour,
précise-t-il dans le dossier de pré-
sentation, « se rapprocher du fonc-
tionnement de l’esprit ». « Ce projet
montre de manière tangible la
multiplicité, l’inconséquence, les
tangentes, les digressions, dans la
valeur de l’inattendu, dans ce qui
n’est pas su, dans l’ineffable. »p
rosita boisseau

Inging, de et par Simon Tanguy.
Jusqu’au 28 juillet, 11 h 20.
Théâtre de l’Oulle, Avignon.
Le 22 septembre au festival
Constellations, Toulon.
Fin et suite, de Simon Tanguy.
Les 18 et 19 septembre,
Théâtre des Abbesses, Paris.

« J’ai plein
de tiroirs d’idées,
comme l’infini,
le couple,
la question
du visage chez
Emmanuel
Levinas »

Le Galactik Ensemble, issu de l’Ecole nationale des arts du cirque de Rosny-sous-Bois, a présenté « Optraken ». NICOLAS MARTIMEZ

Cette vitalité
extrême,
cette urgence
pressante,
impulsent
l’ensemble de la
programmation

La directrice,
Linda Kapetanea,
veut soutenir la
création grecque
dans un contexte
où il faut encore
et toujours lutter
pour survivre

A R T S
Le vice-président du
Musée Whitney poussé
à la démission
Warren Kanders, le vice-prési-
dent du conseil d’administra-
tion du Musée Whitney, insti-
tution new-yorkaise
consacrée à l’art contempo-
rain, a démissionné jeudi
25 juillet après plusieurs mois
de polémiques. Des membres
du personnel du musée et
des artistes reprochaient à ce
collectionneur d’art et spon-
sor du musée d’être le pro-
priétaire d’une entreprise de
matériel militaire, Safariland,
dont les grenades lacrymogè-
nes ont été utilisées contre
les migrants à la frontière
mexicaine. Plusieurs artistes
avaient demandé que leurs
œuvres soient retirées de la
Biennale du Whitney. Cette
démission intervient alors
que les financements privés
des musées sont remis en
cause. Le Louvre a ainsi dé-
baptisé récemment son « aile
Sackler » sous la pression d’ac-
tivistes militant contre la fa-
mille de mécènes propriétai-
res du laboratoire produisant
l’Oxycontin, médicament lié à
la crise des opioïdes aux
Etats-Unis. – (AP.)
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