Monde-Mag - 2019-07-27

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18 | SAMEDI 27 JUILLET 2019


« J’AIMERAIS JOUER


DANS UNE PIÈCE


PRESTIGIEUSE


PENDANT DIX ANS


(...). J’AIMERAIS BIEN


FAIRE “RICHARD III”.


ÇA, C’ÉTAIT


UN SALE TYPE »
AL PACINO
en 1970

P

ersonne ne se souvient de la
première apparition d’Al Pacino
à la télévision, en 1968, au
« Merv Griffin Show ». C’est dans
la foulée du succès au théâtre de
L’Indien cherche le Bronx, d’Israel
Horovitz. Sa réputation est telle qu’il est invité
dans l’un des talk-shows les plus populaires
aux Etats-Unis, de ceux qui font et défont une
carrière. A peine assis, Pacino, 28 ans, est dé-
contenancé par les applaudissements enre-
gistrés. Il se lance ensuite dans une improvi-
sation maladroite. « Il n’y arrivait pas, se sou-
vient Israel Horovitz. C’est comme s’il prenait
conscience en direct qu’il n’avait rien à dire et
rien à faire à la télévision. Il se sentait humilié
de se retrouver là. Pour la première fois, il ne
devait pas jouer un autre, il devait être Al. »
Devenir « Al », à cette époque, reste mis-
sion impossible. D’ailleurs, Horovitz, té-
moin du désastre – Pacino est éjecté du pla-
teau dès la première interruption publici-
taire – se dit que ce gamin a véritablement
quelque chose à dire, mais à condition de
s’appuyer sur un texte.
Il faudra du temps avant que le jeune
homme puisse exprimer ce qu’il a à dire.
L’occasion se présente, en 1970, dans le ca-
dre plus confidentiel d’un dossier de presse
évoquant son premier rôle important au
cinéma, le junkie de Panique à Needle Park,
de Jerry Schatzberg. « J’aimerais jouer dans
une pièce prestigieuse pendant dix ans – pas
tous les soirs, mais pouvoir y revenir pendant
une partie de l’année », confie-t-il. Puis
d’ajouter : « J’aimerais bien faire Richard III.
Ça, c’était un sale type. »
Ce qui passe pour un souhait s’avère en
fait un choix de vie, soupesé, réfléchi, plani-
fié. Il existe bien un chemin de carrière pour
Pacino, dont il anticipe les détours et les im-
prévus, tout en en connaissant le terme :
Shakespeare et Richard III. Shakespeare est
un horizon et une finalité. L’acteur l’a déjà
présenté lors du concours d’admission à
l’école Actors Studio, en 1966 – un extrait du
fameux monologue d’Hamlet (« être ou ne
pas être »), sur le sens duquel il s’interroge
encore. Mais c’est bien Richard III qui le
hante. Il l’interprétera deux fois au théâtre.
Il sera au cœur du deuxième film qu’il réa-
lise et interprète, Looking for Richard (1996).
Ce film, le comédien le finance avec ses pro-
pres deniers, comme Orson Welles, autre ac-
teur et réalisateur hanté par le dramaturge
anglais, investit en son temps sa fortune
pour réaliser Othello (1951).

UN DÉFI POUR UN GAMIN DU BRONX
La rencontre avec Shakespeare relève du défi
pour un gamin du South Bronx comme
Pacino. Le voisinage de son quartier est di-
vers, agité. Il produit des ouvriers, des toxico-
manes, des alcooliques ou des joueurs de ba-
se-ball, mais ne réserve, en principe, aucune
place à un lecteur de Richard III. Pacino appri-
voise progressivement l’écrivain du XVIe siè-
cle. Il a à peine 14 ans quand il observe Mar-
lon Brando en Marc Antoine dans Jules César,
l’adaptation de la pièce de Shakespeare réali-
sée par Joseph L. Mankiewicz, en 1953. L’ac-
teur d’Un tramway nommé désir avait répété
des heures durant ses tirades, la bouche pres-
sée contre un oreiller, espérant restituer au
mieux l’écriture et la sonorité si complexe du
dramaturge, ces fameux pentamètres iambi-
ques – des vers à cinq pieds, où une syllabe
atone est suivie d’une syllabe accentuée.
L’enjeu? Ne pas abandonner l’affaire aux
seuls comédiens britanniques.
Brando tourne très tôt le dos au théâtre.
Une hérésie pour Pacino, qui conçoit sa
carrière d’abord sur scène. Les films ne cons-
tituent pour lui qu’une parenthèse, heu-
reuse ou malheureuse, entre deux piè-
ces. Ce besoin impérieux le sépare de ses
contemporains, Dustin Hoffman et Robert
De Niro en tête. Ces derniers conçoivent la
scène comme un marchepied pour ne plus
y retourner une fois devenus des stars de
cinéma. Pour Pacino, le théâtre est un sa-
cerdoce. Sa vie. Et le théâtre, c’est d’abord
Shakespeare, qui transpire dans ses grands

rôles de chefs maffieux au cinéma comme
Le Parrain (1972 et 1974) et Scarface (1983).
« Al est habité par Shakespeare, confirme
Marthe Keller, sa partenaire dans le film
Bobby Deerfield, de Sydney Pollack (1977), et
sa compagne à la fin des années 1970. Durant
le tournage, il me récitait les tirades du
Marchand de Venise, puis de La Tempête.
Shakespeare le rend fou. Il pouvait passer
quinze jours à disserter sur deux répliques. Il
est un intellectuel et un autodidacte. Il ne lâche
pas le morceau s’il ne comprend pas un mot. »
Jouer au théâtre est aussi pour Pacino une
façon de prolonger sa passion pour le métier
de comédien, signifier sa richesse. Il répète
que Shakespeare s’impose naturellement car
il était lui-même comédien. Qui mieux qu’un
autre comédien peut comprendre la subtilité
et la complexité de sa langue? Richard III
passionne doublement Pacino. Il est un usur-
pateur, un tyran qui assassine le détenteur
du trône d’Angleterre et son fils. Mais aussi
un comédien charmeur et cynique, contrô-
lant la pièce par son omniprésence, assurant,
grâce à ses monologues un rôle chorique qui
plie le spectateur à sa vision des choses.
Richard est autant un monstre qu’un mani-
pulateur dont le destin se noue sur scène,
dans son adresse au public.
« C’est le sens du pouvoir et l’impossibilité de
le conserver qui attirent Al avec cette pièce,
explique Marthe Keller. C’est pour ça qu’il
aura besoin, plus tard, de réaliser Looking for
Richard. Al aime rester longtemps sur une
pièce, il a besoin de profondeur. Il s’entoure
depuis toujours de ses amis d’enfance, se
méfie de ce qui est nouveau, et des textes qu’il
ne parvient pas à maîtriser. C’est la même
chose dans sa vie privée. Il reste avec la même
femme, et quand il change, il change. »

Pacino interprète pour la première fois
Richard III au Loeb Drama Center, à Boston,
en décembre 1972. Quelques mois plus tôt,
en mars, la sortie du Parrain l’a fait changer
de statut – d’acteur, il est devenu star. Durant
les répétitions de la pièce, il ressent une
forme de soulagement, celui d’échapper un
temps aux contraintes du vedettariat, ajouté
à l’excitation d’incarner enfin ce personnage.
Pacino envisage plusieurs options. Doit-il
jouer Richard avec une bosse sur le dos, sa-
chant que la monstruosité de ce héros sha-
kespearien est aussi révélée par son physi-
que? Adopter un accent anglais ou japonais?
Pacino modèle, en fonction de ses humeurs,
le personnage du tyran sur son mentor et pa-
tron de l’Actors Studio, Lee Strasberg, puis sur
sa grand-mère et, enfin, sur un autre comé-
dien, George C. Scott, qui a obtenu, en 1971,
l’Oscar du meilleur acteur pour son interpré-
tation d’une figure hors normes, le général
Patton dans Patton, de Franklin Schaffner.

RÉVEILLER LE PUBLIC
Durant l’été 1972, Pacino découvre aussi
George C. Scott sur scène, en plein air, à Cen-
tral Park, dans une autre pièce de Shakes-
peare, Le Marchand de Venise. En pleine re-
présentation, ce dernier retire son costume
pour le faire tourner au-dessus de sa tête – il
expliquera qu’il fallait bien réveiller le public.
Pacino fait face à Boston à des spectateurs
plus absents qu’endormis. Il commence à
incarner Richard devant des sièges vides. Au
bout de quinze jours, le propriétaire du Loeb
Drama Center lui propose de poursuivre les
représentations dans une église construite
dans les années 1860. Le spectacle prend
alors une autre dimension, plus mystique.
Les trois cents places sont prises d’assaut

Shakespeare,


l’obsession d’une vie


AL PACINO EN SIX FILMS CULTES 5 | 6 Hanté par l’auteur anglais


et par la façon de le faire aimer du public, l’acteur tourne,


entre 1993 et 1996, une formidable enquête sur « Richard III »


chaque soir. Les comédiens ne jouent pas en
costume et apparaissent derrière un pupitre
et devant un micro. L’entrée en scène de
Pacino stupéfie l’audience : son visage est
déformé par un tic, il a une bosse, un bras
immobilisé. Sa voix nasale et son air repti-
lien dégagent une confiance hors du com-
mun. Le critique théâtral du New York Times,
ébloui par la performance, affirme avec
prescience que Pacino n’a certainement pas
terminé d’explorer ce rôle.
Le spectacle se déroule aussi en coulisses.
Un soir, Jacqueline Kennedy vient saluer
Pacino, mais ce dernier, toujours dans la peau
de son personnage, ne pense même pas à
se lever devant l’ancienne première dame.
Après chaque représentation, à Boston,
quand il retourne dans sa loge, il cogne les
murs de ses poings puis se tape la tête sur la
table. « C’était trop intense, explique-t-il alors à
son biographe, Andrew Yule. Vous passez trois
heures sur scène, votre vie perd son impor-
tance. Si vous n’avez pas de foyer où retourner,
une famille, il ne vous reste que ces trois heu-
res. » En 1973, la vie d’Al Pacino se réduit à ces
trois heures, dans ce face-à-face avec Richard.
Son modèle n’est pas Brando, ni George
C. Scott, mais la figure légendaire de la scène
shakespearienne, l’acteur britannique Ed-
mund Kean, qui domine le XIXe siècle. On ra-
conte dans les années 1820 que le voir à
l’œuvre revient à observer un orage criblé
d’éclairs. A travers Kean, la vedette du Parrain
fait son autoportrait et décèle des failles
comparables : une enfance tronquée et cette
même obsession pour le travail, au point
d’avoir l’impression de ne pouvoir exister en
dehors. A chaque fois que Pacino évoque
Kean c’est une manière de parler de lui tout
en évitant de s’exprimer à la première

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L’ÉTÉ DES SÉRIES

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