Monde-Mag - 2019-07-27

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SAMEDI 27 JUILLET 2019 | 19


personne. « C’est étrange, explique Pacino à
Vanity Fair, en 1989, au début de sa carrière,
Kean ne trouvait pas de travail. Ses traits
étaient considérés trop foncés, sa taille trop
petite. Les autres acteurs redoutaient devoir
partager la scène avec lui de peur de se voir
éclipsés. Quand il a quitté l’Angleterre pour re-
joindre les Etats-Unis, le théâtre où il devait
apparaître avait brûlé. Kean s’est réfugié au
Canada où une tribu d’Indiens l’a accueilli. Il
s’est à ce point intégré qu’il en est devenu le
chef. D’ailleurs, quand il s’exprimait ce n’était
plus que dans le dialecte de cette tribu. »

« UN CHAT DE GOUTTIÈRE »
Pacino retrouve Richard III, en 1979, cette fois
à New York, dans l’une des plus prestigieuses
salles de Broadway, le Cort Theatre, et c’est
une tout autre histoire. Il choisit d’incarner le
tyran en costume, mais ses options ne satis-
font personne, ni lui, qui trouve que la mise
en scène ne tient pas la route, ni la presse, en-
core moins le public. « Si vous êtes au premier
rang, il vous faut un parapluie », note un jour-
naliste, faisant allusion à l’acteur qui hurle,
postillonne, voire crache sur scène. Le New
York Times, perturbé par l’accent trop améri-
cain de l’acteur, est catégorique : « Pacino n’a
rien à voir avec le monde de Shakespeare. »
Marthe Keller a assisté à une représenta-
tion. « Disons que j’ai vu Al bien meilleur.
C’était la première fois qu’il était mal ac-
cueilli quand, auparavant, tout lui réussis-
sait. Je pense que le public se demandait ce
que l’acteur du Parrain pouvait aller faire
dans cette galère, il ne possédait pas le
background des acteurs shakespeariens.
Vous savez, c’est un chat de gouttière, il vient
de la rue, il n’appartient pas à la noblesse des
comédiens, comme l’était Laurence Olivier. »

Puis l’actrice ajoute : « Mais il n’a pas lâché
avec Richard III. Bien au contraire, il avait
bien l’intention de remettre ça. »
Revenir, mais comment? A la fin des années
1970, Pacino anime une série de séminaires
dans des universités américaines. A cette oc-
casion, il lit aux étudiants des poèmes et des
extraits de pièces qui l’accompagnent. A cha-
que fois qu’il évoque Shakespeare, il constate
les résistances de l’auditoire. C’est trop loin
de nous, on n’y comprend rien. Trop obscur.
L’acteur raconte alors en préambule l’histoire
de la pièce qu’il présente, explique l’arrière-
plan historique et s’adresse aux étudiants
dans un langage qui leur est familier. Après
quelques éclaircissements sur l’intrigue et le
sous-texte, l’auditoire le suit immédiatement.
L’idée de Looking for Richard naît à cette
époque. Et de cette expérience. Pacino ne
pense pas à une adaptation de la pièce au
cinéma en collant au texte, comme l’a fait
Laurence Olivier en 1955 – devant et derrière
la caméra. Ni à l’approche similaire d’Orson
Welles pour Macbeth (1948) et Othello (1951).
Non, il opte pour une enquête sur Richard, le
poussant à voyager dans le monde entier afin
d’interroger des spécialistes sur les différen-
tes approches de Shakespeare et de Richard.
Faute de temps, il se limite à l’Angleterre et
aux Etats-Unis. « J’ai voulu suivre trois pistes,
explique Al Pacino à Michel Ciment dans un
entretien pour la revue Positif, en 1997.
D’abord l’expérience de réaliser un film à partir
de cette pièce. Ensuite ce que signifie Shakes-
peare pour les gens d’aujourd’hui. Enfin, repré-
senter des scènes de Richard III. Le résultat fi-
nal devait être, selon moi, de proposer une mo-
saïque où ces trois directions s’entrecroise-
raient, et de donner au public une impression
de la pièce sans qu’il l’ait vue en entier. »

Comment définir ce film? Il est à la fois
une fiction et un documentaire, une plon-
gée dans l’histoire et dans le temps présent.
Un grand film, peut-être pas, mais essentiel
certainement pour comprendre Shakes-
peare et Richard III, pour montrer son actua-
lité. Un film sur la transmission, qui est aussi
une ode au métier d’acteur et au théâtre. Qui
définit Pacino. Looking for Richard suit une
troupe qui répète la pièce. Le spectateur dé-
coupe un puzzle constitué de matériaux
multiples : des séquences de Richard III avec
une quinzaine de comédiens dont Pacino en
Richard, des répétitions, des réflexions sur le
jeu et la mise en scène afin de rendre com-
préhensible un tel monument mais sans le
dénaturer, des entretiens avec des historiens
du dramaturge anglais, d’autres avec des ac-
teurs ou metteurs en scène sur l’élocution
du texte (John Gielgud, Peter Brook, Kenneth
Branagh), des plans dans la maison natale du
maître, à Stratford, en Angleterre. Le début
donne le ton : Al Pacino, caméra à l’épaule,
casquette de baseball vissé à l’envers sur le
crâne, interroge des passants dans les rues
de New York : que vous évoquent Shakes-
peare et Richard III? Plus loin, il cabotine, se
montre rigolard, raille les gardiens du
temple, préfère l’émotion à l’érudition. Son
Richard est un condensé de l’art de la séduc-
tion. Il est attachant et effrayant. Comme
dans ses grands rôles.
Le tournage de Looking for Richard s’étale
sur quatre années, entre 1993 et 1996, le temps
d’interviewer plusieurs spécialistes anglais et
de s’adapter aux disponibilités des acteurs,
notamment ceux qui ont déjà une carrière
solide, comme Alec Baldwin, Kevin Spacey
et Winona Ryder. « C’était toute une gym-
nastique pour joindre les comédiens, raconte

Michael Hadge, le producteur de Looking for
Richard. Il fallait leur parler directement, en évi-
tant leurs agents, qui auraient demandé de l’ar-
gent, pour leur expliquer que nous ne pouvions
pas les payer. Tous ont dit oui. Il a juste fallu, en
raison des règles syndicales, rémunérer ceux qui
apparaissent dans la captation de la pièce. »
Il faut également s’adapter aux disponibili-
tés de Pacino, qui entre le premier et le der-
nier jour de tournage de Looking for Richard,
apparaît dans trois films : L’Impasse (1993), de
Brian De Palma, Instant de bonheur (1995), de
James Foley et Heat (1995), de Michael Mann.
C’est d’ailleurs en marge du tournage de Heat,
à Los Angeles, acteur la semaine, réalisateur
le week-end, que Pacino tourne la fameuse
scène finale de bataille de Richard III, celle où
le personnage titre est prêt à échanger son
royaume pour un cheval.
A l’heure où il officialise son mariage à
l’écran avec Shakespeare, Pacino interprète
ainsi deux de ses plus grands rôles : le gang-
ster décidé à rentrer dans le rang mais trahi
par son entourage dans L’Impasse, et le flic
obsessionnel de Heat, fasciné par un génie-
voleur, incarné par Robert De Niro, dont il a
juré la perte. Impossible de ne pas voir l’em-
preinte de Richard III dans ces deux films. Il y
a la voix off obsédante de L’Impasse, si proche
des apartés de Richard III, où Pacino, sur le
point de livrer son dernier souffle, dévoile au
spectateur le récit des duplicités, des naïvetés
et des incompréhensions qui l’ont amené à
voir sa vie prématurément oblitérée.

UN PATRIARCHE
Encore plus fascinante est la scène d’antholo-
gie de Heat : Pacino et De Niro face à face dans
un restaurant, la première fois où les deux
plus grands acteurs américains de leur géné-
ration partagent l’écran et où leurs personna-
ges en arrivent à la conclusion que l’un d’eux
doit mourir. De Niro insiste pour n’effectuer
aucune répétition afin de préserver la sponta-
néité de la confrontation. Dans les nombreu-
ses réécritures de cette séquence, celle qui
est retenue, à la toute dernière minute, est
suggérée par Pacino. Un aparté où il confie à
De Niro : « Je fais souvent le même rêve. Je suis
assis à une table de banquet avec toutes les vic-
times des meurtres que j’ai vues. Elles sont là à
me regarder de leurs orbites noires, parce qu’el-
les ont des blessures grosses comme le poing.
Elles me regardent et c’est tout. C’est ça le rêve. »
Dans Looking for Richard, le passage de la
pièce de Shakespeare sur lequel s’étend le plus
Pacino est celui du sommeil de Richard. Hanté
par les fantômes de ceux qu’il a tués, il n’arrive
plus à passer de nuits paisibles. « Il est rejeté de
sa propre personne et de son propre corps »,
explique Pacino. Et son Richard, de conclure à
l’écran, pour relativiser son malaise : « Douce-
ment, ce n’était qu’un rêve. » En 1996, tant les
rêves que les cauchemars de Pacino devien-
nent la matière de ses grands films.
Ce film, Pacino voulait le projeter dans les
collèges et lycées. Il se retrouve, en 1996, au
Festival de Cannes. Il séduit autant les shakes-
peariens que les amateurs de cinéma. Pour
cela, il fallait trouver la clé qui va le structurer.
Michael Hadge se souvient qu’au bout de plu-
sieurs mois de montage, avec plus de quatre-
vingts heures de pellicule, Pacino cherche
toujours le centre de gravité de son film. Tout
à coup, en visionnant les images, notam-
ment celles de son visage en gros plan, avec
sa casquette, en train de deviser avec ses com-
plices sur le film, le spécialiste de Shakes-
peare, Frederic Kimball, et Michael Hadge, il a
soudain la vision d’une troupe de théâtre iti-
nérante, dont il est le chef de bande. « J’ai
trouvé, s’écrie Pacino. Ce film est sur moi. Il est
sur nous. Il met en scène notre bande. »
Adolescent, Al Pacino s’est trouvé un jour
dans un restaurant de Greenwich Village,
où une troupe de théâtre déjeune. Il n’est alors
rien et observe discrètement le rituel : leur ta-
ble recouverte d’une nappe blanche à dentel-
les, avec des verres en cristal et des couverts en
argent. Le tableau est presque surréel, Pacino
pense à une toile d’Auguste Renoir. Le futur in-
terprète de Richard III comprend que c’est
d’abord la dimension ancestrale et familiale
du métier de comédien qui l’attire. En 1996,
Pacino inscrit son nom dans cette généalogie.
Il devient, à sa manière, un patriarche à la tête
d’une immense table que son talent autorise à
présider. C’est cette histoire qu’il veut racon-
ter, car il n’en existe pas de plus belle.p
samuel blumenfeld

Marthe Keller a été interviewée en avril, Mi-
chael Hadge et Israel Horovitz l’ont été en mai.

Prochain article « Once Upon a Time in...
Hollywood », de Quentin Tarantino

EN 1996, LE FILM


SE RETROUVE


AU FESTIVAL


DE CANNES.


IL SÉDUIT


AUTANT LES


SHAKESPEARIENS


QUE LES AMATEURS


DE CINÉMA


Al Pacino et l’acteur Aidan
Quinn sur le tournage
de « Looking for Richard »,
en 1996. PHOTO

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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