Monde-Mag - 2019-07-27

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INTERNATIONAL


SAMEDI 27 JUILLET 2019

Les incertitudes de l’après-Essebsi en Tunisie


Après le décès de Béji Caïd Essebsi, les partis se divisent sur la loi électorale censée encadrer les prochains scrutins


tunis - correspondants

L’

esprit de concorde
a prévalu, jeudi
25 juillet, en Tuni-
sie, dans les heures
qui ont suivi l’an-
nonce officielle de
la mort – à l’âge de 92 ans – du
président Béji Caïd Essebsi, pre-
mier chef d’Etat avoir été élu au
suffrage direct depuis la révolu-
tion de 2011. Sans aucune anicro-
che, le bureau de l’Assemblée des
représentants du peuple (ARP) a
constaté la vacance du pouvoir
présidentiel avant d’investir
Mohamed Ennaceur, le prési-
dent de la Chambre, des fonc-
tions de chef d’Etat par intérim.
Agé de 85 ans, grand commis de
l’Etat ayant servi sous le règne
d’Habib Bourguiba – comme mi-
nistre des affaires sociales –,
M. Ennaceur a aussitôt prêté ser-
ment. Il a la mission constitution-
nelle d’organiser une élection
présidentielle dans les trois mois.
L’Instance supérieure indépen-
dante pour les élections, qui fait
office de commission électorale,
a annoncé que le premier tour du
scrutin aurait probablement lieu
le 15 septembre.
La Tunisie s’apprête ainsi à
connaître une accélération de son
calendrier électoral, le terme légal
du quinquennat de M. Essebsi
ayant été initialement fixé à la
mi-novembre. Une autre
échéance, tout aussi sensible – les
élections législatives –, est prévue
le 6 octobre. L’automne électoral
s’annonce ainsi chargé pour les
Tunisiens. L’enjeu de ce nouveau
cycle politique – deuxième élec-
tion présidentielle et troisième
scrutin législatif depuis 2011 – est

crucial : l’enracinement de la dé-
mocratie dans ce petit pays d’Afri-
que du Nord, à la fois pionnier et
seul rescapé de la vague des
« printemps arabes ».
Les circonstances de l’inves-
titure, jeudi, de M. Ennaceur
comme chef d’Etat par intérim
ont créé un soulagement assez
général en Tunisie, tant la succes-
sion provisoire de M. Essebsi
était redoutée, en raison du flou
juridique entourant la procédure.
En effet, en vertu de la Consti-
tution (adoptée en 2014), seule la
Cour constitutionnelle est habili-
tée à constater la vacance du pou-
voir avant de confier l’intérim
présidentiel au président de l’ARP.
Or cette Cour constitutionnelle
n’a toujours pas vu le jour en rai-
son de l’incapacité des différents
acteurs politiques à s’entendre
sur sa composition.
Ce vide juridique avait nourri
des craintes de coups de force ou
de déchirures irrémédiables en
cas de décès de M. Essebsi, dont la
santé ne cessait de se dégrader ces
dernières semaines. En dépit
d’une première alerte médicale
fin juin, lorsque le président avait
été hospitalisé dans un état « criti-
que », l’absence de consensus en-
tre groupes parlementaires sur la
mise en place de la Cour constitu-
tionnelle a persisté. La Tunisie
semblait s’acheminer ainsi dange-

reusement vers une crise consti-
tutionnelle, alors que la rémission
de M. Essebsi demeurait éminem-
ment fragile.
La classe politique tunisienne a
toutefois su se serrer les coudes
pour surmonter la difficulté dès
l’annonce du décès du président.
Malgré le brouillard juridique am-
biant, personne n’a trouvé à redire
à la décision du bureau de l’ARP de
s’autosaisir du parrainage de la
succession provisoire, se substi-
tuant de facto à la Cour constitu-
tionnelle inexistante. « Les acteurs
politiques tunisiens ont fait preuve
de responsabilité », commente
Khayam Turki, fondateur du cer-
cle de réflexion Joussour.
La formule choisie en l’absence
de Cour constitutionnelle « est
précaire, mais c’est l’option la plus
rassurante pour les Tunisiens »,
ajoute l’analyste Youssef Cherif.
L’état d’esprit des députés a ainsi
été résumé par Souhail Alouini,
élu de Tahya Tounès, le parti pré-
sidé par le chef de gouvernement,
Youssef Chahed : « Si l’on respecte
à la lettre la Constitution, on ne va
pas s’en sortir. On veut éviter la
crise. On s’est donc conformé à
l’esprit de la Constitution, à sa-
voir : la succession par le président
de l’Assemblée. »
La décision a été d’autant plus fa-
cile à prendre que la personnalité
de M. Ennaceur, issu d’une généra-
tion politique au seuil de la re-
traite, ne souffre guère la contro-
verse. « Le président par intérim
rassure tout le monde, souligne
Amin Allal, chercheur affilié à
l’Institut de recherche sur le Ma-
ghreb contemporain. Il n’a aucune
ambition, il ne concourt à aucun
poste. » Son état de santé fragile – il
a été hospitalisé récemment – sus-
cite toutefois des interrogations.

« Personne ne conteste la légitimité
de Mohamed Ennaceur mais [sa
santé] reste un sujet d’inquiétude »,
observe le député Yassine Ayari.
Si l’étape de la succession provi-
soire à la tête de l’Etat a été fran-
chie sans heurts apparents, le scé-
nario électoral qui s’annonce est
toutefois lesté d’une lourde hypo-
thèque. En vertu de quelles règles
vont être organisées les consulta-
tions de l’automne? Depuis cinq
semaines, la classe politique tuni-
sienne est déchirée par une nou-
velle loi électorale adoptée par les
députés proches du gouverne-
ment de M. Chahed en vue de faire
barrage à des candidats « outsi-
ders » bousculant les partis établis.

Candidats indépendants
Parmi ces derniers, figure notam-
ment Nabil Karoui, le controversé
patron de la chaîne privée Nes-
sma, qui a mené ces derniers
mois une campagne agressive, et
très médiatisée sur ses antennes,
auprès des villages pauvres de la
Tunisie intérieure, gratifiés de
généreuses offrandes. Or ce type
de pratiques d’un candidat « indé-
pendant » bafoue les règles, en
matière de publicité et de dons,
s’imposant aux candidats issus
de partis déclarés. La loi amendée
vise donc à rétablir « l’égalité » en-
tre candidats. Au-delà de ce réé-
quilibrage jugé unanimement lé-
gitime, une disposition déchaîne
toutefois la controverse : la ré-
troactivité des sanctions, qui con-
damnent à l’inéligibilité tout can-
didat ayant contrevenu aux rè-
gles durant les douze mois précé-
dant le scrutin.
Si la polémique a pris un tour si
acrimonieux, c’est que Nabil Ka-
roui et d’autres « outsiders », quali-
fiés de « populistes » par leurs ad-

versaires, sont classés en tête par
certains instituts de sondage pour
les élections de l’automne. Leur
percée dans les intentions de vote
illustre le désenchantement po-
pulaire vis-à-vis des partis asso-
ciés de près ou de loin à la coalition
gouvernementale. Avant de décé-
der, Béji Caïd Essebsi avait refusé
de signer la promulgation de la loi.
Si son état de santé ne lui avait pas
permis de s’en expliquer directe-
ment, l’un de ses conseillers, Nou-
reddine Ben Ticha, avait été chargé
de diffuser son avis sur le sujet.
« Le chef de l’Etat est contre l’exclu-
sion », avait expliqué ce proche du
président. La réaction avait été
vive à la direction du parti Tahya
Tounès, le parti du chef de gouver-
nement Youssef Chahed, en déli-
catesse avec le chef de l’Etat depuis
un an. « La non-promulgation
d’une loi adoptée et validée (...) me-
nace la transition démocratique et
les institutions de l’Etat », avait dé-
noncé Tahya Tounès.
La grande question est désor-
mais de savoir si le chef de l’Etat
par intérim, Mohamed Ennaceur,
va promulguer cette sulfureuse loi
électorale ou s’il refusera d’y tou-
cher, en s’abritant derrière la posi-
tion déjà prise à ce sujet par son
prédécesseur disparu. « Les pres-
sions dans les deux sens ont déjà
commencé à s’exercer sur Enna-
ceur », croit savoir un familier des
coulisses du pouvoir. L’omnipo-
tent syndicat Union générale tuni-
sienne du travail a appelé sans at-
tendre M. Ennaceur à s’abstenir de
promulguer une loi qui, dit-il,
« confisque la volonté des élec-
teurs ». Les nuées obscurcissant
l’horizon tunisien sont encore
loin d’être dissipées.p
frédéric bobin, lilia blaise et
mohamed haddad

Prestation
de serment
du président
tunisien
par intérim,
Mohamed
Ennaceur
(à gauche),
à Tunis,
le 25 juillet. AFP

L A M O R T D U P R É S I D E N T T U N I S I E N


L’ENJEU DE CE NOUVEAU


CYCLE POLITIQUE


EST CRUCIAL :


L’ENRACINEMENT


DE LA DÉMOCRATIE


LE PROFIL


Mohamed Ennaceur
A 85 ans, le président de
l’Assemblée nationale tunisienne,
Mohamed Ennacer, va exercer
l’intérim du pouvoir pendant
45 à 90 jours, selon la Consti-
tution. Formé à la Sorbonne, il
fut ministre des affaires sociales
du premier président de la Répu-
blique et père de l’indépendance
Habib Bourguiba, dans les
années 1970 et 1980, avant
d’embrasser une carrière
diplomatique en représentant
la Tunisie dans les institutions
onusiennes. Il est à nouveau
nommé ministre des affaires
sociales dans les deux gouver-
nements provisoires qui suivent
la révolution de 2011.
En 2014, il rejoint le parti de Béji
Caïd Essebsi, Nidaa Tounès. En
décembre 2014, il est élu prési-
dent de l’Assemblée des repré-
sentants du peuple et devient le
premier président du Parlement
après l’adoption de la Constitu-
tion dite de la IIe République.
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