Monde-Mag - 2019-07-27

(nextflipdebug5) #1

SAMEDI 27 JUILLET 2019 idées| 25


« L’ALIMENTATION


EST UN TERRAIN


OÙ S’OPÈRENT


DES JEUX


D’APPROPRIATION


ET DE


RAPPROCHEMENT


DES CULTURES »
MARIE ETIEN
sociologue

DANIEL AMDEMICHAEL

des desserts peu sucrés si l’un des membres de
la famille est diabétique. Au sein d’un même
foyer, la cuisine “héritée” – mais déjà trans-
formée depuis le pays de départ – côtoie des
emprunts français. »
Dans un projet de thèse sur la cuisine
des Marocains vivant en Midi-Pyrénées, la
doctorante en sociologie Marie Etien ana-
lyse ces métissages culinaires comme une
« une volonté de créer des liens et d’aller vers
l’autre ». « L’alimentation est un terrain où
s’opèrent des jeux d’appropriation et de rap-
prochement des cultures », résume-t-elle.
Les femmes marocaines préparent ainsi
des hamburgers avec... des feuilles de brick :
la viande, la salade, la tomate, les oignons
et le fromage sont enrobés dans cette pâte
extrêmement fine qui permet, au Maroc,
de préparer la pastilla. D’autres cuisinent
des « gratins keftas » : ce hachis parmentier
à la mode maghrébine incorpore des
boulettes de viande mélangée à des épices
et des condiments.
Les populations issues de l’immigration
s’approprient également les plats emblé-
matiques de la cuisine traditionnelle et les
transforment. « Certaines ont, par exemple,
inventé une nouvelle recette, le bœuf bour-
guignon sans vin! raconte la sociologue Lau-
rence Tibère. Ils remplacent l’alcool, interdit
par la religion musulmane, par du jus de rai-
sin ou du vinaigre balsamique et ils rajoutent
en fin de cuisson quelques feuilles de corian-
dre. Ils cuisinent un plat traditionnel français
en inventant une nouvelle recette. C’est un
processus que l’on observe pour d’autres plats
de la culture majoritaire : les immigrés ajou-
tent des épices, modifient l’aliment de base
ou changent le mode de cuisson. »
Pour Jean-Pierre Poulain et Laurence Ti-
bère, ce compromis inventif entre les tradi-
tions du pays d’origine et les rituels du pays
d’accueil se lit également dans l’invention
du restaurant vietnamien « à la française ».
On y mange des bobuns avec des baguettes,
mais en France la nourriture est servie à la
portion, et non, comme au Vietnam, dans
un plat commun. Le riz, qui constitue là-bas
le plat principal, est devenu en France une
simple garniture, et le repas s’est adapté au
modèle diachronique français – entrée,
plat, dessert. « En Asie, la mise en commun
prend en revanche le pas sur l’individu et le
partage se donne à voir tout au long du
repas, précisent les deux chercheurs. S’il
existe bien quelques règles de succession des
plats, ceux-ci sont, pour la plupart, servis si-
multanément. »

S’il est un lieu où ces métissages culinaires
sont particulièrement présents, c’est au sein
de ce que l’on a appelé la « seconde généra-
tion ». Les jeunes qui ont grandi en France
ont fréquenté les cantines scolaires, mangé
au « McDo », dîné chez des copains français.
Ces adolescents parviennent le plus souvent
à mêler harmonieusement « les références
identitaires de leurs deux cultures », comme
le constate la socio-anthropologue Hatice
Soytürk dans une enquête consacrée aux
habitudes alimentaires des jeunes Turcs
d’Alsace. « Ils tiennent à la “tradition culi-
naire” turque tout autant, voire plus, que
leurs parents ou grands-parents, sans que
cela soit en concurrence avec la consomma-
tion d’aliments propres à leur classe d’âge. »

UNE CULTURE VIVANTE
Cette « seconde génération » se distingue ce-
pendant de ses aînés en intégrant peu à peu
les valeurs individualistes et nutritionnelles
de la société française : elle est plus tolérante
aux régimes végétariens et plus sensible
aux discours sur la santé. « Dans le Bordelais,
les jeunes femmes dont les parents sont ve-
nus du Maroc, d’Algérie ou de Tunisie ont
intégré les normes esthétiques et sanitaires
de la société majoritaire : elles savent qu’en
France la corpulence est associée à l’absence
de maîtrise de soi, souligne Chantal Crenn.
Elles adaptent donc les recettes de leur grand-
mère : pour prendre en compte les impératifs
de santé et de ligne, elles diminuent les
quantités d’huile ou de sucre, optent pour la
cuisson à la vapeur et réduisent les portions,
tout en valorisant leur héritage d’une cuisine
méditerranéenne très à la mode. »
Dans ces va-et-vient entre cuisines d’ici et
d’ailleurs, on est loin, très loin, des fantas-
mes de pureté alimentaire agités par Robert
Ménard : la cuisine ne se laisse pas facile-
ment embrigader dans le combat identi-
taire. L’Unesco l’a bien compris : en 2010,
elle a inscrit au patrimoine culturel immaté-
riel de l’humanité non pas la « gastronomie
française », qui supposerait la fixité des tra-
ditions, mais le « repas gastronomique des
Français » – lequel propose, écrit l’Unesco,
un corpus de recettes « qui ne cesse de s’enri-
chir ». On ne saurait mieux dire que la cui-
sine est une culture vivante ouverte à l’alté-
rité. Comme le conclut l’anthropologue
Françoise Sabban dans un article publié
en 2012 dans la revue Hypothèses, « les prati-
ques alimentaires sont des lieux visibles de la
rencontre entre les peuples ».p
anne chemin

« La cuisine


asiatique a été


l’une des matrices


de la “nouvelle


cuisine” »


Le sociologue Jean-Pierre Corbeau


analyse les conditions de diffusion


des plats des populations immigrées


ENTRETIEN


J


ean-Pierre Corbeau, profes-
seur émérite de sociologie,
est vice-président de l’Institut
européen d’histoire et des
cultures de l’alimentation.

A la fin du XIXe siècle et
au début du XXe siècle, des
centaines de milliers d’Italiens
et de Polonais sont venus
s’installer en France. Cette
immigration a-t-elle modifié
la culture culinaire française?
On croit souvent que la pizza et
les pâtes sont arrivées en France
avec l’immigration italienne du
tournant du siècle. En réalité,
ces plats se sont diffusés plus
tard, avec la deuxième, voire la
troisième génération. Au début
du XXe siècle, les Italiens des mi-
lieux populaires, certes, man-
geaient des plats traditionnels,
mais ils le faisaient dans l’inti-
mité, grâce à la transmission fa-
miliale et à la mémoire culinaire
des femmes. Il a fallu attendre la
seconde guerre mondiale pour
que la cuisine italienne gagne
vraiment la sphère publique – et
soit reprise par les grandes
entreprises de l’agro-industrie,
comme Panzani ou Buitoni.
C’est un peu la même chose
pour les Polonais : à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe siè-
cle, les immigrants des pays de
l’Est vivaient pour l’essentiel
dans ce que nous appellerions
aujourd’hui des ghettos. Leurs
traditions culinaires se perpé-
tuaient dans l’espace familial,
mais elles étaient absentes de l’es-
pace public. Un peu plus tard, la
migration des pays de l’Est s’est
imbriquée dans la diaspora juive
et elle a proposé des mets et des
pâtisseries dans les boutiques des
quartiers urbains.

De 1958 à 1975, le nombre de
Portugais est passé, en France,
de 20 000 à 750 000.
Quelles traces ont-ils laissées
dans la cuisine française?
Dans les années 1960 ou 1970,
les Portugais, un peu comme les
communautés qui les avaient pré-
cédés, vivaient souvent dans un
certain entre-soi. Les hommes
travaillaient dans les usines loca-
les, et leurs femmes étaient sou-
vent employées de maison dans
des familles bourgeoises ou
petites-bourgeoises. Elles s’occu-
paient du ménage, du linge, mais
aussi de la cuisine, ce qui a favo-
risé la diffusion des mets portu-
gais : la morue a fait son appari-
tion sur les tables de la bourgeoi-
sie grâce à ces aides à domicile.
Ce n’est pas toujours facile de
découvrir des saveurs nouvelles :
parce qu’elle vivait dans l’intimité
du foyer, l’employée de mai-
son portugaise accompagnait
l’apprentissage de la nouveauté.

Entre 1954 et 1990, le nombre
de Vietnamiens et de naturali-
sés d’origine vietnamienne
est passé de 8 000 à 72 000.
Qu’ont-ils apporté sur le plan
culinaire?

La cuisine asiatique s’est im-
plantée grâce au développement
des restaurants cambodgiens,
japonais, mais surtout vietna-
miens. Les repas n’y étaient pas
très chers, la cuisine était dépay-
sante et la transgression interve-
nait dès que l’on s’asseyait : sur
la table, au lieu de trouver des
couteaux et des fourchettes, vous
découvriez des baguettes. Au res-
taurant vietnamien, vous pou-
viez manger les plats dans n’im-
porte quel ordre, piquer dans l’as-
siette du voisin et même attraper
la nourriture avec les doigts.
Ce lieu de permissivité faisait ex-
ploser les codes traditionnels du
repas français.
Dans ces restaurants, les Fran-
çais ont découvert une cuisine
aux saveurs et aux découpes
surprenantes – des émincés, de la
coriandre, du gingembre, du su-
cré-salé, de l’aigre-doux. L’aigre-
doux existait dans la cuisine fran-
çaise, mais on l’avait oublié : l’his-
torien Bruno Laurioux a montré,
en étudiant les rééditions d’un
des premiers livres de cuisine,
que les épices et les aromates, très
présents dans la cuisine du
Moyen Age, s’étaient fait beau-
coup plus discrets au début de
l’âge classique avec l’apparition
des sauces au beurre.
La cuisine asiatique que les
Français ont découverte dans les
restaurants vietnamiens ou japo-
nais des années 1980 et 1990 tran-
che avec cette tradition lipidique
qui est au cœur de la cuisine tradi-
tionnelle française du XIXe et du
début du XXe siècle : elle est res-
pectueuse du produit et elle valo-
rise la fraîcheur. La cuisson est ra-
pide, et la part du végétal impor-
tante – rien à voir avec l’escalope
de veau nappée de sauce ou le
tournedos Rossini! La cuisine
asiatique a ainsi été l’une des ma-
trices de la « nouvelle cuisine ».

Pendant les « trente glorieu-
ses », beaucoup de Maghrébins
sont venus travailler dans
les usines de l’Hexagone.
La cuisine maghrébine a-t-elle
conquis les Français?
Comme les Polonais, les Italiens
et les Portugais en leur temps,
l’immigration maghrébine, dans
un premier temps, a vécu à l’écart
de la population française. Mais
avec les deuxième et troisième
générations, les plats algériens,
marocains et tunisiens sont en-
trés dans le répertoire hexago-
nal : en 1994, le couscous est de-
venu le plat préféré des Français!
Ce plat est complètement entré
dans les habitudes alimentaires :
dans les années 1990, en tra-
vaillant sur la restauration collec-
tive à EDF-GDF, j’ai découvert
que le couscous proposé au res-
taurant d’entreprise était consi-
déré comme un temps fort qui
permettait de fidéliser les sala-
riés. La cuisine d’Afrique du Nord
a en outre permis aux Français de
découvrir de nouvelles épices
comme le ras el-hanout, le cur-
cuma ou le cumin, mais aussi de
nouvelles herbes, comme la men-
the ou la coriandre.p
propos recueillis par a. ch.
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