Monde-Mag - 2019-07-27

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26 | 0123 SAMEDI 27 JUILLET 2019


LA CRISE DES


RELATIONS TURCO-


OCCIDENTALES


EST DE NATURE


STRUCTURELLE.


ELLE A COMMENCÉ


AVANT ERDOGAN


ET SE POURSUIVRA


APRÈS LUI


L


es hommages pleuvent et c’est bien
naturel dès lors qu’il s’agit de la Tuni-
sie, ce petit pays théâtre d’une tran-
sition démocratique unique dans le monde
arabo-musulman. Béji Caïd Essebsi, le pre-
mier chef d’Etat élu au suffrage direct de-
puis la révolution de 2011, mort jeudi
25 juillet à l’âge de 92 ans, à l’hôpital mili-
taire de Tunis, à moins de quatre mois de
la fin de son quinquennat, est salué de
mille éloges, à l’intérieur comme à l’exté-
rieur du pays. Son rôle dans la stabilisation
démocratique de la Tunisie, à la fois pion-
nière et seule rescapée de la vague des
« printemps arabes », est à juste titre célé-
bré. « Un leadership phénoménal », s’est
même enthousiasmé Donald Trump, le
président des Etats-Unis.

De fait, M. Essebsi sera entré dans l’his-
toire comme celui qui aura désamorcé
le schisme entre islamistes et anti-islamis-
tes. La fracture, béante, avait menacé de
faire basculer la Tunisie dans la violence
en 2013, deux ans après la chute du régime
Ben Ali. Certes, le mérite ne revient pas
qu’à lui seul. Il n’a pu réussir à prévenir le
pire qu’en scellant un pacte avec Rached
Ghannouchi, le chef du parti islamiste
Ennahda, farouche adversaire de la veille
devenu partenaire d’une coalition gou-
vernementale, après l’élection de M. Es-
sebsi à la tête de l’Etat, fin 2014. Et les deux
hommes – les deux « cheikhs », comme
avaient l’habitude de les appeler les Tuni-
siens – n’ont pu pacifier le climat général
que grâce à la mobilisation en appoint
d’une société civile tunisienne qui fait
l’honneur de ce pays. Le paramètre person-
nel de M. Essebsi n’en a pas été moins dé-
terminant. Formé à l’école de l’Etat bour-
guibien, il disposait des réseaux et de l’ha-
bilité, voire de la rouerie, requis pour
déminer les terrains les plus sensibles.
Mais ce qui a été son atout, cette expé-
rience au long cours, a aussi été sa limite.
S’il a sauvé la Tunisie de la montée des ex-
trêmes, M. Essebsi s’est révélé incapable
d’approfondir le chantier démocratique
dont rêvaient les protagonistes de la révo-

lution de 2011. Une juste appréciation de
l’héritage de M. Essebsi ne doit pas mas-
quer ses ambivalences, parfois très préoc-
cupantes. Cet homme, qui aura incarné aux
yeux de l’étranger la transition tunisienne,
est aussi celui qui a torpillé le processus de
justice transitionnelle, empêchant de facto
la Tunisie de solder les comptes judiciaires
de la dictature. Là est le paradoxe Essebsi :
un logiciel formaté sous l’ancien régime


  • celui de Bourguiba, plus que de Ben Ali –
    censé animer une démocratisation dont il
    n’a rallié la cause que sous la pression des
    événements de 2011. La dérive dynastique
    du pouvoir présidentiel, qui l’a vu adouber
    les ambitions de son fils Hafedh, a ajouté à
    l’incompréhension de bien des Tunisiens.
    Dans ces conditions, la famille « moder-
    niste » dont il se voulait le héraut a implosé.
    La fragmentation de son propre camp l’a
    empêché de faire adopter son projet d’éga-
    lité successorale entre hommes et femmes,
    une audace sociétale qui lui aurait permis
    d’entrer dans l’histoire par la grande porte.
    Au bout du compte, il restera de l’œuvre
    de M. Essebsi ce pari de la réconciliation
    avec les islamistes, certes plus tactique
    qu’idéologique. Là s’est consolidée la fa-
    meuse singularité tunisienne, qui aura
    évité au pays le chaos qu’ont connu les
    autres « printemps arabes ».p


LES


AMBIVALENCES


DU PRÉSIDENT


ESSEBSI


Stéphane Madaule


Pour une nouvelle


politique


de la mobilité


L’économiste appelle à un débat public


sur un système d’organisation


dans l’espace limitant le besoin


de mobilité des personnes et des biens


E


lisabeth Borne, après
avoir piloté la loi d’orien-
tation des mobilités, qui
devrait être à l’ordre du
jour du Parlement à l’automne,
a été choisie pour remplacer
François de Rugy. Faut-il y voir
le signe d’une nouvelle politi-
que de la mobilité en France qui
s’intégrerait dans l’ensemble
plus vaste de la transition écolo-
gique, symbolisée par la réu-
nion sous une seule autorité
des ministères des transports et
de la transition écologique?
En 2016, la stratégie pour le dé-
veloppement de la mobilité
propre prévoyait déjà l’essentiel
des mesures annoncées dans la
future loi, avec notamment : le
développement des véhicules à
faibles émissions, l’améliora-
tion de l’efficacité énergétique
du parc de véhicules, les reports
modaux de la voiture indivi-
duelle vers les transports en
commun terrestres, le vélo et la
marche, ainsi que du transport
routier vers le transport ferro-
viaire et fluvial, le développe-
ment de l’autopartage ou covoi-
turage... Elisabeth Borne a aussi
annoncé, le 9 juillet, la création
d’une écotaxe sur les billets
d’avion au départ de l’Hexa-
gone qui devrait s’appliquer à
partir de 2020. Toutes ces mesu-
res vont dans le bon sens, mais
est-ce suffisant?
On peut s’interroger sur les
omissions ou les non-dits
d’une telle démarche : rien ou
presque sur le transport aérien,
qui bénéfice toujours d’un
kérosène peu taxé ; rien sur
l’empreinte carbone liée à cer-
tains modes de consommation
de produits ou de services qui
parcourent le monde et qui
dégagent finalement beaucoup
de carbone ; rien sur le trans-
port maritime international...
Pourtant, pour en diminuer
l’impact environnemental, il
faut bien diminuer la consom-
mation d’énergie, surtout de
celle qui n’est pas propre. Pour-
quoi, alors, ne pas jouer sur ces
deux tableaux : maximiser
l’utilisation des mobilités pro-
pres, mais aussi abaisser le
niveau global des mobilités qui
nuisent à l’environnement?


Le courage de changer
En fait, il semble difficile
d’orienter la gestion des mobi-
lités par des politiques publi-
ques. Tout se passe comme si
les mobilités des personnes,
des biens et des services étaient
un droit qui s’impose à tous,
quelles qu’en soient les consé-
quences environnementales.
Toute contrainte à la mobilité
est perçue comme une atteinte
à la liberté de chacun. Après les
« bonnets rouges », le mouve-
ment des « gilets jaunes » en est
une nouvelle illustration.
Devant tant de difficultés à
modifier nos modes de vie, on
se contente, comme le dirait
peut-être Nicolas Hulot, de la
politique des petits pas.
Remettre en cause ou renchérir


les mobilités apparaît comme
un changement très difficile. La
mobilité des hommes, des
marchandises et des services
n’est-elle pas devenue le pilier
d’un monde globalisé, et donc
l’un des fondements de notre
mode de vie?
Et pourtant, il nous faut avoir
le courage d’en changer et
d’oser en faire un débat public
de choix de société avec tous
les citoyens. Il faut revoir notre
système d’organisation dans
l’espace en minimisant le
besoin de mobilité des person-
nes, des produits et des servi-
ces, en favorisant un habitat de
proximité facteur de bien-être
par rapport au travail et aux
services publics. Est-il possible
d’organiser nos lieux d’habita-
tion, de production et de
consommation dans un souci
d’équité et de justice, afin de
réduire les mobilités induites
tout en maximisant notre
bien-être à tous?
Les produits les moins chers
sont souvent ceux qui vien-
nent de très loin, qu’il faut aller
acheter au supermarché en
prenant sa voiture à la périphé-
rie des villes, mais qui pourtant
ne satisfont pas à nos normes
environnementales et sociales,
qui empruntent des chaînes de
valeur mondiales faisant circu-
ler le même produit à diffé-
rents stades de fabrication,
avec les externalités négatives
qui vont avec. Et quand il s’agit
de plats cuisinés, on ne sait
plus exactement ce que l’on
mange. Doit-on continuer à
défendre un tel modèle de
développement?
Voilà le type de questions sur
lesquelles les citoyens que nous
sommes devraient être invités
à débattre à partir d’une infor-
mation précise qui reste
aujourd’hui embryonnaire.
Pour bien faire, il faudrait que
les citoyens soient incités à
choisir les mobilités les plus
propres, mais qu’ils soient
aussi informés des conséquen-
ces d’une utilisation excessive
et non responsable des mobili-
tés les plus néfastes pour l’envi-
ronnement. L’empreinte écolo-
gique de nos modes de déplace-
ment, et plus généralement de
nos modes de vie, du lieu de
nos habitations, doit progressi-
vement devenir le nouveau
marqueur de nos sociétés de
demain. Les mobilités tous
azimuts d’un monde qui bouge
ne sont plus de saison.p

Stéphane Madaule
est économiste, professeur
à l’Inseec Business School


ÉLISABETH BORNE,


EX-MINISTRE


DES TRANSPORTS,


A ÉTÉ CHOISIE


POUR REMPLACER


FRANÇOIS


DE RUGY


À L’ÉCOLOGIE.


FAUT-IL Y VOIR


UN SIGNE?
Galip Dalay La coopération russo-turque

ne peut être que limitée


La livraison de missiles russes à la Turquie traduit un rapprochement durable
mais ne présage pas une rupture avec les institutions occidentales comme l’OTAN,
analyse le chercheur à l’Institut français des relations internationales

L’


amitié russo-turque n’a rien de natu-
rel. D’innombrables conflits ont op-
posé les deux pays. Leurs cultures
géopolitique et sécuritaire sont le
produit d’expériences historiques et d’évo-
lutions politiques totalement différentes.
En rejoignant l’OTAN en 1952, la Turquie a
rompu avec la neutralité observée depuis
1923 – par Mustafa Kemal Atatürk, puis par
Ismet Inönü, son deuxième président – en-
tre l’Occident et l’Union soviétique.
Depuis lors, la culture géopolitique et sé-
curitaire de la Turquie a été largement fa-
çonnée par son appartenance au camp oc-
cidental. La Russie, quant à elle, a suivi le
chemin inverse. C’est la compétition avec
l’Occident, puis avec l’OTAN qui, depuis le
début du XXe siècle, a conditionné pour
l’essentiel la culture géopolitique de
l’Union soviétique puis de la Russie.
Replacée dans ce contexte, la livraison ré-
cente – et médiatisée – des composants du
système de missiles sol-air (SAM) russe S-
400 à la Turquie apparaît comme une ano-
malie historique et géopolitique. Elle sou-
lève également la question de savoir si
cette coopération russo-turque est viable
dans la durée.
Telle qu’elle se présente aujourd’hui, cette
relation est plus que conjoncturelle, mais
moins que structurelle. A la différence de
ses liens historiques avec l’Occident, qui bé-
néficiaient d’une large approbation au sein
des élites et des institutions, la relation
qu’est en train de nouer la Turquie avec
Moscou ne jouit encore dans le pays que
d’un appui politique et bureaucratique

limité. Elle se trouve aussi dépourvue de
cadre idéologico-politique.
Que cela reste le cas dans l’avenir dépen-
dra du temps durant lequel cette relation
se poursuivra selon le mode actuel, ainsi
que de la tournure que prendra la dégrada-
tion des relations d’Ankara avec l’Occident,
marquées par un approfondissement de la
crise structurelle qu’elles traversent et par
le découplage stratégique qui en découle.
Comme l’ont montré les processus tri-
partites (Russie-Turquie-Iran) d’Astana,
en 2017, et de Sotchi, en 2018, la coopéra-
tion russo-turque en Syrie s’est avérée pro-
fitable aux deux parties. Sans la Russie, ni
le processus d’Astana (sur la création de zo-
nes de cessez-le-feu) ni celui de Sotchi (sur
l’instauration d’une zone démilitarisée à
Idlib) n’auraient vu le jour. Mais il est tout
aussi clair que, sans la Turquie, ces proces-
sus n’auraient pas obtenu d’acceptation in-
ternationale. C’est la participation de la
Turquie – et le fait qu’elle a pu amener l’op-
position syrienne à la table des négocia-
tions – qui leur a conféré leur légitimité.

Voisinage miné par les crises
De surcroît, grâce à la Russie, la Turquie a
réduit les gains territoriaux des Kurdes sy-
riens et espère désormais empêcher ces
derniers d’obtenir une reconnaissance
politique et constitutionnelle significative
dans cette nouvelle période. Toute la ques-
tion est de savoir si Ankara et Moscou
seront capables d’appliquer leur coopéra-
tion à d’autres contextes de leur voisinage
miné par les crises, qu’il s’agisse des Bal-
kans, de la région de la mer Noire ou du
Proche-Orient. Si tel devait être le cas,
leurs relations connaîtraient un renforce-
ment notable.
En deuxième lieu, la nature de cette coo-
pération se déplace de plus en plus vers des
industries stratégiques qui génèrent une
dépendance mutuelle durable : projet de
pipeline TurkStream, construction de la
centrale nucléaire d’Akkuyu, acquisition du
système de défense aérien russe S-400 par
la Turquie... Une fois ce dernier mis en
place, Moscou assurera 13 % des fournitu-
res d’armes à la Turquie. Ces développe-
ments contribuent à l’émergence d’une dé-
pendance asymétrique qui avantage plus la
Russie que la Turquie.
La coopération russo-turque s’appro-
fondit à un moment où les relations du
pays avec l’Occident connaissent des ten-
sions croissantes. Insatisfaite d’un mode

hiérarchique de relations, la Turquie veut
que l’Occident la reconnaisse comme puis-
sance régionale majeure. Ni le cadre des
relations américano-turques du temps de
la guerre froide, ni celui du processus d’ad-
hésion de la Turquie à l’Union européenne
ne sont à même de fournir une solution à
sa quête de reconnaissance. Cet aspect de la
crise souligne d’ailleurs la nature très per-
sonnalisée des relations turco-russes, favo-
risée par la chimie personnelle à l’œuvre
entre Recep Tayyip Erdogan et Vladimir
Poutine, les similarités de leurs modes de
gouvernance et leurs griefs communs à
l’égard de l’Occident. Mais la crise des rela-
tions turco-occidentales est de nature
structurelle. Elle a commencé avant Erdo-
gan et se poursuivra après lui.
En dépit de facteurs propices, les aspira-
tions géopolitiques rivales de Moscou et
d’Ankara, leurs cultures sécuritaires diffé-
rentes et leurs conceptions divergentes du
monde font que leurs relations ne peuvent
que rester limitées. Par conséquent, la Tur-
quie ne tombera pas dans l’orbite russe.
Elle cherchera à contrebalancer l’influence
russe dans son voisinage. Malgré la crise
des relations turco-occidentales, l’apparte-
nance de la Turquie aux grandes institu-
tions occidentales, y compris l’OTAN, n’est
pas près d’être remise en cause. En revan-
che, le sens de la participation de la Turquie
à ces institutions va changer, car elles ne
serviront plus de cadre ou de points de ré-
férence pour ses choix en matière de politi-
que étrangère et sécuritaire.
Vu des rives du Bosphore, ce à quoi la
Turquie renonce n’est pas sa place dans le
camp occidental. Ankara ne considère pas
l’achat des systèmes S-400 comme résul-
tant d’un choix entre Russie et Occident.
Mais elle abandonne l’idée selon laquelle
l’Occident lui est indispensable dans sa po-
litique étrangère et de sécurité. Au lieu
d’être ancrée dans l’un ou l’autre camp,
elle pense qu’elle servira mieux ses inté-
rêts en menant une politique d’équili-
brage géopolitique.p
Traduit de l’anglais par Gilles Berton

Galip Dalay est chercheur associé
au programme Moyen-Orient
et Turquie de l’Institut français
des relations internationales (IFRI)
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