Monde-Mag - 2019-07-27

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SAMEDI 27 JUILLET 2019 international| 3


Le patricien qui incarnait la révolution


Béji Caïd Essebsi, mort à 92 ans, a été le premier chef d’Etat issu d’élections libres après avoir servi l’ancien régime


DISPARITION
tunis - correspondant

I


l sera revenu assez étrange-
ment à ce patricien d’incarner
la révolution. Là était le para-
doxe foncier de Béji Caïd Essebsi, à
la fois garant de la stabilité de la
« transition tunisienne » et limite à
son approfondissement, un pied
dans l’ancien régime et l’autre au
cœur du printemps 2011. La mort
du président tunisien à l’âge de
92 ans, annoncée jeudi 25 juillet
par un communiqué de la prési-
dence, laisse la Tunisie orpheline
d’une figure tutélaire résumant
ses propres ambivalences, ce
« gris » d’un chantier hybride qui
ne prend des couleurs qu’au re-
gard du chaos ou de l’immobi-
lisme de ses voisins. Béji Caïd Es-
sebsi avait été hospitalisé mer-
credi pour un problème de santé
consécutif au sérieux malaise
qu’il avait eu le mois dernier.
Premier chef d’Etat issu d’un
scrutin présidentiel libre en 2014,
cet héritier de Habib Bourguiba,
le « père de l’indépendance »,
s’était assigné la mission de réha-
biliter le « prestige de l’Etat », me-
nacé à ses yeux par les « suren-
chères » de la révolution. Le « mo-
derniste » qu’il était n’aura toute-
fois pu accéder à la magistrature
suprême qu’en scellant un pacte
avec les islamistes du parti Enna-
hda, ses farouches adversaires de
la veille, plaçant la tactique au-
dessus de l’idéologie. Et surtout il
aura rétabli en son palais de Car-
thage une ambiance de sérail dy-
nastique – en cautionnant les
ambitions de son fils – qui ca-
drait mal, là aussi, avec sa rhétori-
que sur l’Etat « à restaurer ».
Contradictoire, Béji Caïd Essebsi
l’était assurément, à l’image de
bien de ses compatriotes pen-
dant la transition.
Né le 29 novembre 1926 à Sidi
Bou Saïd, village balnéaire au nord
de Tunis, Béji Caïd Essebsi est issu
d’une famille de la bourgeoisie tu-
nisoise qui comptait parmi ses
aïeux un mamelouk d’origine
sarde. Elève du collège Sadiki, à Tu-
nis, pépinière de l’élite tunisienne
émergente, il s’ouvre à la fin des
années 1930 aux idées du courant
nationaliste qui s’active autour de
Habib Bourguiba. Son bac en po-
che, il part étudier en 1950 le droit
à Paris, où il confirme son engage-
ment militant dans les réseaux du
Néo-Destour, le parti de Bour-
guiba dont il devient un fidèle.
Devenu avocat à son retour à
Tunis, il est naturellement aspiré
au lendemain de l’indépendance,
en 1956, dans les sphères du nou-
veau pouvoir. Il commence par
occuper des fonctions sécuritaires
qui lui vaudront par la suite d’être
accusé d’avoir partie liée aux pra-
tiques répressives du nouvel Etat.
Début 1963, il est ainsi nommé di-
recteur de la sûreté nationale au
ministère de l’intérieur dans la
foulée de la découverte d’un com-
plot contre Bourguiba. Il est en-
suite promu ministre de l’inté-
rieur (1965-1969), en pleine pé-
riode de répression du mouve-
ment étudiant, puis ministre de la
défense (1969-1970).
Les années 1970 verront toute-
fois sa relation se distendre avec
Bourguiba, qui impose à la Tunisie
sa férule autocratique. Après son
passage à Paris comme ambassa-
deur (1970-1971), Béji Caïd Essebsi
défend des positions en faveur
d’une démocratisation au sein du
parti au pouvoir, le Parti socialiste
destourien (PSD), qui lui valent
d’être mis sur la touche. La traver-
sée du désert durera une décennie
jusqu’à son retour au sein du gou-
vernement au portefeuille de mi-
nistre des affaires étrangères
(1981-1986). A ce poste, il doit no-

tamment gérer les remous diplo-
matiques autour de l’accueil des
combattants palestiniens de l’Or-
ganisation de libération de la Pa-
lestine, chassés de Beyrouth
en 1982, et surtout du raid aérien
israélien en 1985 contre le siège de
l’organisation de Yasser Arafat à
Hammam Chott, au sud de Tunis
(opération « Jambe de bois »), qui
coûta la vie à cinquante Palesti-
niens et dix-huit Tunisiens.
Au lendemain du « coup d’Etat
médical », en 1987, de Zine El-Abi-
dine Ben Ali contre un Bourguiba
miné par la vieillesse et la maladie,
Béji Caïd Essebsi joue le jeu du
nouveau pouvoir. Il est président
de l’Assemblée nationale de 1989 à
1991, un poste qui fait de lui un ca-
cique du régime. Il prendra néan-
moins ensuite ses distances avec
un pouvoir dont l’obsession à
gommer la mémoire de Bour-
guiba ne lui sied pas, lui le bour-
guibien de la première heure. Il
s’écarte, sans pour autant rallier
l’opposition. Cette prise de dis-
tance permettra de sauver ulté-
rieurement son image. Au lende-
main de la chute, le 14 janvier 2011,
de Ben Ali, forcé à l’exil par le sou-
lèvement démocratique parti de
Sidi Bouzid quatre semaines plus
tôt, Béji Caïd Essebsi apparaît
comme une personnalité accepta-
ble pour gérer la transition. De fé-
vrier à décembre 2011, il est le pre-
mier ministre d’un gouverne-
ment provisoire chargé de prépa-
rer l’élection d’une Assemblée
constituante censée sceller la nou-
velle ère post-révolutionnaire.

Islamistes et anti-islamistes
La victoire au scrutin d’octobre
du parti islamiste Ennahda, qui
forme un gouvernement de coali-
tion (la « troïka ») sous sa houlette,
installe Béji Caïd Essebsi dans la
posture d’une figure centrale de
l’opposition à un moment-clé où
le clivage entre islamistes et anti-
islamistes s’exacerbe.
En fondant, en 2012, le parti Ni-
daa Tounès (« appel de la Tuni-
sie »), il prépare méthodiquement
la future alternance, exploitant
habilement les erreurs et mala-
dresses d’Ennahda, notamment
ses relations mal maîtrisées avec
la mouvance salafiste, en voie de
radicalisation. Alors que la Tunisie
frôle les abysses en 2013 après le
double assassinat de deux figures
de la gauche anti-islamiste, Chokri
Belaïd et Mohamed Brahmi, des
pourparlers s’esquissent pour sor-
tir de l’impasse. Béji Caïd Essebsi et
Rached Ghannouchi, le chef d’En-
nahda, se rencontrent discrète-
ment en août 2013 à l’Hôtel Bristol,
à Paris, un mois après le coup
d’Etat ayant renversé en Egypte
Mohamed Morsi, le président issu
des Frères musulmans. Le double
contexte régional et tunisien, op-
posé à l’islam politique, pousse
Ennahda à la conciliation.
Quels furent les termes précis
du fameux pacte du Bristol con-
clu entre les deux « cheikhs »?
Aucun document n’a été formel-
lement signé mais, à en juger par
le scénario qui s’est ensuite mis en
place, les analystes l’ont résumé à
un échange de services. D’un côté,
Ennahda accepte d’aider Béji Caïd
Essebsi à accéder à la magistra-
ture suprême. En contrepartie, le
chef de Nidaa Tounès s’engage à

protéger Ennahda des ardeurs
« éradicatrices » des faucons de
son propre camp anti-islamiste,
notamment sa frange la plus liée
aux Emirats arabes unis. Ainsi
s’est dessinée la nouvelle équa-
tion politique issue du double
scrutin législatif et présidentiel de
la fin 2014. Béji Caïd Essebsi est élu
président de la République, tandis
que son parti, Nidaa Tounès, rem-
porte une majorité relative à
l’Assemblée des représentants du
peuple. A rebours de ses déclara-
tions de campagne, mais en con-
formité avec l’esprit du « pacte du
Bristol », le nouveau chef de l’Etat
impose une coalition gouverne-
mentale entre Nidaa Tounès et
Ennahda, au risque d’être accusé
de trahison par une fraction de
son propre électorat. A ses yeux, la

Tunisie n’a d’autre option que la
voie du « dialogue » et de la « négo-
ciation ». « Ensemble, nous avons
apprivoisé nos démons intérieurs
en acceptant en chacun de nous
une part de l’autre », dit-il à la jour-
naliste Arlette Chabot dans un li-
vre d’entretien (Tunisie, la démo-
cratie en terre d’islam, Plon, 2016).

Le rêve d’une sortie par le haut
Mais l’accord avec Ennahda va ins-
tiller un poison mortel au sein
même de Nidaa Tounès. Privé de
son ossature idéologique – l’anti-
islamisme –, le parti du président
se fragmente en baronnies et
écuries. Les fractures s’ouvrent
d’autant plus aisément que Béji
Caïd Essebsi semble soutenir les
ambitions de son fils, Hafedh Caïd
Essebsi, nommé à la tête de Nidaa

Tounès et dès lors successeur po-
tentiel au sommet de l’Etat. Cette
« dérive dynastique », ainsi que la
dénoncent les dissidents du parti,
ternit gravement l’image du prési-
dent. L’homme d’Etat se déprécie
en parrain familial.
Les couteaux s’aiguisent de tous
côtés. Le chef du gouvernement,
Youssef Chahed, jeune premier
choisi à l’été 2016 par Béji Caïd Es-
sebsi en personne, finit par s’af-
fronter au fils, et donc au père, qui
s’estime trahi par cet obligé ingrat.
Face au champ de ruines qu’est de-
venue sa famille politique, le chef
de l’Etat tente de redorer son bla-
son bourguibien en proposant
l’égalité successorale entre hom-
mes et femmes. Il rêve d’une sortie
par le haut. Le cacique de l’ancien
régime égaré en révolution, qui a

torpillé la justice transitionnelle,
de peur de réveiller les cadavres
dans les placards, aurait pu au
moins se targuer d’une belle
audace sociétale. Acclamé par les
associations féministes et salué
dans les capitales occidentales, ce
projet n’a toutefois toujours pas
franchi le parcours d’obstacles au
Parlement. Béji Caïd Essebsi n’aura
pas disposé du bras politique pour
l’imposer, rendu impotent par les
effets débilitants de ses faiblesses
familiales, cet atavisme de palais
surgi des temps immémoriaux.
Son œuvre n’aura finalement été
que d’incarner, contre toute at-
tente au vu de sa carrière, une tran-
sition inaboutie, ce qui n’est assu-
rément pas insignifiant à l’échelle
de la région.p
frédéric bobin

PRÉSIDENT DE


LA TRANSITION


DÉMOCRATIQUE, BÉJI CAÏD


ESSEBSI AURA AUSSI


RÉTABLI UNE AMBIANCE


DE SÉRAIL DYNASTIQUE


DERRIÈRE CHAQUE RÉUSSITE,


IL Y A UN RÊVE.


L’AUDACE, C’EST D’Y CROIRE.


Jean‑Guy Le Floch
Président d’Armor‑Lux

C’est pourquoi nous accompagnons depuis toujours des entrepreneurs
visionnaires commeJean‑Guy Le Floch, Président d’Armor‑Lux, qui a su faire
d’un simple vêtement de marin un emblème du chic à la française.

* Étude TNS Kantar 2017 ‑ BanquePopulaire : 1 rebanquedes PME incluant les Banques Populaires, le CréditCoopératif et les caisses de CréditMaritimeMutuel.
BPCE, société anonyme àdirectoire et conseil de surveillance aucapital de 170384630 euros ‑ Siège social: 50 avenue Pierre Mendès France 75201 Paris Cedex 13 ‑ RCSParis n° 493455042 ‑
Crédit photo :Aurélien Chauvaud‑
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