Monde-Mag - 2019-07-27

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MLemagazine du Monde —27 juillet 2019


hésité une seconde, je suis allée faire tout
ce qu’ilyavait àfaire.»Le 24 novembre,
elle découvre,avec quatre amies, sa première
manifestation sur les Champs-Élysées, pour
l’acte II. Autour d’elle, certains montent des
barricades,d’autres détachent des pavés.«Je
n’ai rien fait, mais étonnamment j’ai aimé
ça»,souffle-t-elle. Elle penseàMai 68, à
la France«qui se réveille».«Jemesuis dit :
“On va gagner!”»Deux jours plus tard, elle
s’était«équipée».
L’ histoire est tout autre pour Sonia. C’est par
ses clients que cette commerçanteaentendu
parler du mouvement:saboutique de ciga-
rettes électroniques est aussi,dit-elle,«unpeu
comme un salon de thé».Un grand canapé
inviteàs’asseoir,pour bavarder.«Jevois
autour de moi les gens s’appauvrir pour ren-
trer dans le moule. Ils ont un crédit pour
le mariage, la maison, la voiture...Avec
la hausse des prix, ils n’y arrivent plus.»
Sa mère est au chômage. Alors, par solidarité,
le 17 novembre, elle installe un gilet jaune
dans sa vitrine. «Puis, la mobilisationacom-
mencéàm’emmerder!»Les blocages de ronds-
points entraînent des bouchons qui plombent
son chiffre d’affaires.Quand elle finit par n’en-
caisser que 16 euros en une journée, elle se
fâche et va demander des comptes sur un
péage bloqué.«Jeretrouve des clients. Or,je
connais les idées politiquesdes uns et des autres,
et ceux qui ne peuvent pas s’entendre. Et là, je
les vois prendre un café ensemble. Je me dis
qu’il yauntruc qui se passe.»Elle décide fina-
lement de faire une croix sur son chiffre d’af-
faires d’avant Noël et de s’engageràfond dans
le mouvement, en se rendant le8décembre à
Paris pour sa première manifestation.
Sonia n’avait jusqu’ici manifesté qu’une
fois :en2002, contre la présence de Jean-
Marie Le Pen au second tour de la présiden-
tielle.Etjamais affronté les forces de l’ordre,
àqui elle propose des tarifs préférentiels
dans sa boutique–son ex-mari est policier,
plusieurs de ses proches sont gendarmes.
Pourtant, pendant plusieurs semaines, elle
sera de toutes les manifestationsàToulouse,
l’une des villes où le mouvement sera le plus
fort. Jusqu’à ce samedi où, devant une charge
de CRS,elle et son compagnon n’ont pas
reculé.«Ons’estrendu comptequ’on n’avait
plus peur d’eux. Qu’on était prêtsàaller à
l’affrontement. Etàfaire malàdes gens qui
ne font que leur travail.»Ce jour-là, elle a
senti que sa colère l’emportait, que le mou-
vement la dépassait.«J’ai vu tellement de
plaisir,ducôté des forces de l’ordre qui nous
tiraient dessus avec le sourire comme de celui
des “gilets jaunes” qui lançaient des cocktails
Molotov... J’ai eu peur qu’ilyait u nmort.
On adit stop, ça va trop loin. Et on a
arrêté.»Elle et son compagnon prennent
du recul.Deux mois plus tard, le2mars, en


sortant d’un déjeuner en centre-ville de
Toulouse avec des amis, ils entendent réson-
ner la manifestation quelques rues plus loin,
et décident d’aller voir.Ils n’ont aucun équi-
pement de protection et observent, assis
sur des plots,loin du front.Soudain,un cordon
de policiers avance dans leur direction.«En
quelques secondes, ils attrapent mon compa-
gnon .Ilsedébat et tombeàterre avec un flic,
se souvient-elle.Et là, j’ai terriblement peur :
je me dis qu’ils vont le tabasser.Donc je n’ai
qu’une obsession, c’est qu’ils le lâchent et
j’essaie par tous les moyens d’aller vers lui,
de passer les boucliers.»Les policiers l’asper-
gent alors de gaz lacrymogèneàplusieurs
reprises.«Jen’ai rien senti. Est-ce parce que
j’avais mes lentilles?Ouàcause de l’adréna-
line ?Jenepeux pas l’expliquer.»Ils la
secouent, puis la menottent, tout comme son
compagnon.S’ensuivent quarante-huit heures
de gardeàvue, la première de sa vie.

U


ne fois en cellule,
ça acommencéàme
brûler departout.
Les policiers pleu-
raientàmon contact.
Un médecin m’a
donnédu Doliprane,
mais personne n’avait de décontaminant.»Elle
aconservé des photos de ses plaques rouges
sur la peau et d’énormes boursouflures der-
rière les oreilles. Ce n’est qu’au bout de
vingt-quatre heures qu’elle obtientle droit
de pouvoirprendre une douche. Elle ne se
doute pas que le gaz lacrymogène qu’elle a
dansles cheveux va couler le long de son
corps.«J’en avais sur mes tétons, mes parties
génitales... Une douleur insupportable. Je me
suis mise en boule et je crois que j’ai hurlé pen-
dant dix minutes. »Une policière tente
de l’aider.«Mais elle s’est miseàtousser etadû
renoncer.»Elle lui dégotera un tee-shirt
propre. Que Soniaagardé en souvenir.
«Dans ce monde judiciaire, j’ai trouvé autant
de compassion que de hargne.»
Il lui faudra plusieurs jours, et une consulta-
tion aux urgences psychiatriques, pour s’en
remettre. Poursuivie pour le désormais clas-
sique délit de«regroupement en vue de com-
mettre des dégradations ou violences»et
pour«violence envers une personne déposi-
taire de l’autorité publique», elle aurait pu
passer en comparution immédiate, mais a
demandé un temps pour préparer sa défense.
Car elle estime n’être coupable de rien. Son
procès est encoreàvenir.
Quand s’est ouvert celui de Sylvie et de
trois autres«gilets jaunes», le 29 mai, la salle
d’audience était comble, pleine de journa-
listes venus comprendre les ressorts de cette

affaire de«chariot élévateur»très médiatisée.
«Çamet la pressionàmort. On sent qu’ils ont
envie defaire un exemple. »Dans sa voix,
on n’entend aucune surprise de s’être retrou-
vée devant la justice. Comme si, après des
mois de manifestations et des milliers d’inter-
pellations, finir au tribunal faisait partie
des risques intégrés par les plus engagés.
Même si on s’estime innocent. Ce jour-là,
les avocats de la défense,soulevant des erreurs
de procédure, parviendrontàfaire annuler
le procès.«Mais ça pourrait revenir bientôt,
donc je me tiensàcarreau.»
Karine n’a pas eu cette chance. Interpellée
dès le lendemain de son expédition nocturne
antiradars, la Bourguignonne comprend, en
gard eàvue,que la vidéosurveillanceaper-
mis aux policiers d’identifier sa voiture.
«Alors, j’ai choisi d’assumer mes bêtises:j’ai
avoué que c’est moi qui conduisais.»Après
quarante-huit heures en gardeàvue, elle et
ses deux complices sont envoyés en compa-
rution immédiate. Quiaeul’idée de cibler
les radars?Elle ne sait plus. Elle se souvient
juste qu’ils en avaient longtemps parlé sur le
rond-point. Sur Facebook, quelques
semainesplus tôt, elle avait posté ce com-
mentaire :«Onpeut faire les choses sans
dégrader.»«J’avais beaucoup d’incompré-
hension et de colère, sur la façon dont les gens
parlaient de nous et dont les policiers agis-
saient avec nous,raconte aujourd’hui Karine.
Je suis une fille de la campagne, je suis peut-
être un peu naïve, mais je n’avais pas
conscience de l’ampleur que ça prendrait,
qu’il yaurait autant de violences. J’y ai vu la
fin de la démocratie, j’ai eu peur pour l’avenir
de mes enfants.»
Comme Sylvie et Sonia, Karine n’a aucun
casier judiciaire. Elle n’est jamais entrée au
palais de justice, dont elle découvre les geôles.
Les autres audiences s’éternisent. En fin de
journée,la procureure décide qu’il est trop tard
pour les faire comparaître. En attendant son
procès,le lundi,elle décide de l’envoyer passer
le week-end en prison,àDijon. Pour la mère
de famille en CDI, la stupeur est totale.«J’ai
eu une peur terrible de passer Noël loin de
mes filles.»Ce soir-là, son aînée de 13 ans
accompagne sa grand-mère pour lui apporter
des affaires.«Elle avait glissé dans le sac
un dessin pour m’encourager.Jem’en suis
tellement voulu. Cen’est pas vraiment
l’exemple qu’on veut donneràses enfants.
Mais ce combat, c’est aussi pour elles que je
l’ai mené.» Deux jours plus tard, elle sera
condamnéeàtrois mois de prison avec sursis,
assortis de 70 heures de travaux d’intérêt
général et l’obligation d’indemniser l’État
pour la destruction des radars.
Toutes racontent ce même glissement qui
s’est peuàpeu opéré en elles, et ce moment
où ce qui paraissait inconcevable est

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