Monde-Mag - 2019-07-27

(nextflipdebug5) #1
27 juillet 2019—MLemagazineduMonde

devenu légitime.«Ceux qui n’ont pas
vécu les premières manifs ne peuvent pas com-
prendre par quoi on est passés,reconnaît
Sylvie.Quand j’ai commencéàvoir ces vio-
lences policières, j’ai vrillé. »ElleetSonia
gardentdansl’oreillelesondecettedétona-
tionsourdecaractéristiquedutirdeLBD,
cette arme controversée utilisée face aux
manifestants.«Les visages ensanglantés,
l’acharnementàtaper sur les gens, tout ça je
l’ai vu de mes yeux,s’émeutSylvie.Ceux qui
lancent un pavé prennent le risque d’en
prendre aussi, c’est normal;mais ceux qui ne
font rien et se font tabasser,j’ai du mal. Je
n’aime pas l’injustice. »

Q

uand on leur demande pour-
quoi,selon elles,autant de
mères célibatairessesont
engagéesdanscettelutte
aussi intensément, elles
n’ont d’abord pour réponse qu’un hausse-
mentd’épaules.«C’est vrai que beaucoup
d’hommes reconnaissent que, sur le terrain,
on enaplus qu’eux »,asouriSylvie.Passé
quelquessecondes,ellesontrépondu:«C’est
àcause des enfants, je pense, pour leur avenir.
Si on ne bouge pas, ils sont foutus. »Ces
enfantsqu’ellesontvolontairementtenusà
distancedeleurcombat.Entrouvantsonfils
devantBFM-TVunsamedisoir,Sylvieluia
faitcroire,pourlerassurer,qu’ellenemanifes-
taitjamaisàParis.QuandlafilledeSoniaest
tombéeparhasard,danssontéléphone,sur
unephotod’ellemenottée,elleluiaditque
lapolices’étaittrompée.«Maisàl’école ça
n’a pas toujours été facile, avec une mère
“gilet jaune” et un père policier.»
Chacuneaensuitespontanémentévoquéce
quiressemblefortàuneautrelutte,menée
depuislongtemps,auquotidien.«C’est peut-
êtr eparce que c’est dur ce qu’on vit,asuggéré
Sylvie.Les hommes ne se rendent pas compte
qu’élever ses enfants seule avec un salaire et
sans pension alimentaire, c’est compliqué :
c’est la débrouille dès le 10 du mois. »L’an
dernier,Karinevivaitun«gros conflit »avec
lepèredesesfilles.Elledit:«C’est aussi
pour ça, je crois, que je me suis renfermée avec
les “gilets jaunes”. »Soniaaaussivécuune
séparation particulièrement difficile ilya
quelques années.Mère au foyer,elle s’est
retrouvéeauRSA,hébergéechezuneamie
avecsesdeuxenfants.«Jemesuis renseignée
sur ce qui marchait, et onacréé cette boutique de
cigarettes électroniques, elle et moi. »Pendant
deuxans,elletravailleralejourdanssonmaga-
sinetlanuitcommebarmaidendiscothèque
pourpayersestraites.
«Oui, les femmes sont plus courageuses. Parce
qu’on souffre plus, on endure plus,dit-elleavec
vigueur.En travaillant jour et nuit, je gagnais
autant qu’au RSA. Mais qu’est-ce que je pou-
vaisfaire,melaisser couler?Je n’avais pas le
choix!Jeveux donneràmes enfants une image

de quelqu’un qui s’en sort, qu’ils soient fiers de
moi. »Aujourd’hui,Soniaareprissavie,sabou-
tique,sesclients.Etditqu esas ituation,malgré
les17milliardsdébloquésparlegouverne-
ment,n’apaschangé,oupresque.
Sursonépaule,ilyalongtemps,Sylvieafait
tatouerenarabe«forceetcourage».«C’est
pour me souvenir que j’ai survécuàun
homme qui me battait... J’ai un peu mis mon
combat pour les femmes battues de côté
avec les “GJ” »,concède-t-elle.Avantdese
reprendre :«Enfin, c’est toujours en moi
et, quelque part, c’est ressorti là aussi. »
Aveclerecul,elleserendcomptecombien
elles’estinvestiedanslemouvement.«Des
gens se sont un peu détachés de moi, j’étais
tellement dedans:jevivais, mangeais,
dormais “gilets jaunes”, ne voyais plus que
des“gilets jaunes”. Certains amis m’ont dit
que j’avais bifurqué. »Aujourd’huiencore,
elleserendencoredetempsentempssur
le campement que les«gilets jaunes»ont
bâtiprèsdupéagedeMantes-la-Jolie,pour
uneassemblée,uncafé.«Je viens aussi là
pour oublier mes autres problèmes. »Avant
les«giletsjaunes»,Sylvieétaitarrêtée,en
dépression.«Faut que je memotivepour
rechercher un boulot qui me donne envie. »

Ilyacheztoutesaujourd’huiunmélanged’en-
thousiasmeetd’amertume.Ilfautvoirleurs
yeuxbrilleràl’évocationdecesjournéesoù
ellesontcrupouvoirchangerlemonde.«Un
jour,peut-être, on parlera des “gilets jaunes”
dans les livres d’histoire. Et ce jour-là, je pour-
rai leur dire “j’y étais !”. On n’a pas vécu la
guerre, mais on aura fait ça »,confiaitune
mèrecélibataireauMondeendécembre2018.
«C’est quelque chose quiachangé ma vie,
affirmeSylvie.On peut en être fiers parce que
notre cause est juste, c’est un beau combat. Même
si je sais que beaucoup ne comprennent pas. »
Sylvie et Sonia estiment pourtant avoir
jusqu’iciplusperduquegagné.Ellessesen-
tentencoreplusmépriséesetleurdéfiance
aencoreaugmenté.«Tout cela interroge sur ce

qu isepasse dans notre pays. On te parle de sys-
tème démocratique, mais il est bien verrouillé,
tout est fait pour que rien ne change,estime
Sonia,amère.Pourquoi instaurer un référen-
dum d’initiative citoyenne pose-t-il problème
dans un pays démocratique?»Ellesnevotaient
pasdepuisdesannées.Ellesn’ontpasvoténon
plusauxdernièresélectionseuropéennes.
Quantàleursentimentd’injustice,ilestplus
aiguqu ejamais.«Engardeàvue, ilyavait
de smecs arrêtés pour du deal, d’autres pour
avoir tapé leur femme:ils sont tous ressortis
des heures avant moi. Ça vous paraît juste,
ça ?pointeSonia.C’est ça qui me restera:que
tout ce qui nous arrive est injuste. »Pour
lefuturtatouagequ’ellevoudraitdansledos,
Sylvieimagineunefemmeavecunmasqueà
gaztenantunebalancedelajustice.
Aprèssacondamnation,Karineaétélicen-
ciée.«Lemotif, c’est soi-disant des retardsen
décembre2018.Alors que, jusque-là,j’étais
première de production et n’avais jamais eu
d’avertissement.»Auchômage,ellearéalisé
sesheuresdetravaild’intérêtgénéral«le
plus vite possible ».Puiselle adécidédevoir
dans toute cette affaire une opportunité.
Avec l’aide de Pôle emploi et du service
pénitentiaire d’insertion et de probation,

elles’estmiseàréfléchiràunm étierquilui
plairaitvraimentetpourlequelellepourrait
suivreuneformation.«Jen’ai fait jusqu’ici
que des boulots alimentaires, alors c’est peut-
être un mal pour un bien. »
Cet été, Sylvie partira deux semaines
envacancesavecsonfilsde11ans,danslesud
delaFrance.Ceseraseulementladeuxième
foisdesaviedemaman.«Çavamefaire du
bien, j’ai besoin de m’éloigner un peu de tout ça
pour me forceràarrêter.»Elles’estpromisde
tout couper,Facebook comme BFM-TV.
«Enfin, si je vois un petit rond-point, peut-être
que je m’arrêterai. Mais un petit rond-point,
c’est pas grand-chose, non?»
*Lesprénomsontétéchangés
Lasemaineprochaine:Bordeauxetles“giletsjaunes”

“Ceuxquin’ontpasvécu

lespremièresmanifsne

peuventpascomprendre

parquoione stpassés .Quand

j’aicommencéàvoirces

violencespolicières,j’aivrillé.”
Sylvie,47ans,“giletjaune”

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