Monde-Mag - 2019-07-27

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Pour le critique musical (et ancien conseiller d’Emmanuel
Macron) Sylvain Fort,«l’idée d’œuvre perdue en musique revêt
un edimension particulière. Un tableau peut avoir été décrit ou
copié. Une partition qui disparaît, c’est plus mystérieux, plus
évanescent. C’est comme une voix qui s’en vaàjamais. Une fois
que l’onperdlamusique,ilnereste plus rien.»Selon lui, dans
le cas deL’ Arianna,«tout s’ordonneàla perfection pour une
mythificationde l’opéra perdu,àcommencer par le thème et le
personnage-clé. Les plus beaux personnages sont ceux qui souf-
frent, c’est la quintessence de l’opéra.»
Dans le lamentoqui fait se pâmer tout le monde, Ariane
découvre qu’elleaété trahie et quittée.Le drame est palpable,
dans toute son intensité.«Laissez-moi mourir»,pleure l’hé-
roïne sur son rocher.«Lethème de la mortàl’opéra, qu’il
s’agisse de celle d’Isolde chezWagner,de Didon ou de Boris
Godounov,iln’y arien de mieux quand c’est bien fait»,constate
Alain Duault.Ariane, archétype de la femme désespérée, sera
àpartirdeMonteverdiunpersonnagerécurrentdans l’histoire
de l’opératant il inspirera les compositeurs.

L


emytheautour de “L’arianna”s’estforgé dèssa
création.L’ opéraaété conçu pour les somp-
tueuses fêtes données par le duc de Mantoue
àl’occasion du mariage du prince Francesco
de Gonzague et de Marguerite de Savoie.
Claudio Monteverdi jouit alors déjà d’une
belle renommée. Né en 1567àCrémone, en Lombardie, au
sein d’une famille bourgeoise et aisée, il s’est très vite distin-
gué par une extrême précocité:ilatout juste 15 ans quand ses
premières œuvres, des recueils de madrigaux, sont publiées à
Venise. En 1591, il entre au service de la famille de Gonzague
àMantoue auprès deVincenzo,militaire,diplomate,mais aussi
grand amoureux des arts et de la musique en particulier.Leduc
luicommande des œuvres, l’emmène avec lui lors de ses cam-
pagnes contre lesTu rcs en Hongrie,àPrague ouàVienne.
Dès 1604,Vincenzo de Gonzague négocie une nouvelle alliance
stratégique qui prendra la forme d’un mariage entre son héritier
et la fille du duc de Savoie. Pour montreràtous la grandeur de
son illustre famille, il s’engage dans la préparation de plusieurs
divertissements qu’il pourra utiliser pour sa propagande artis-
tique. Monteverdi se voit confier un prologue musical pour
Idropica,une comédie de Guarini, un ballet, leballo delle
ingrate,etsurtout une œuvre jouée et chantée,L’ Arianna.
La belle aventure tourne au cauchemar.Lerythme est infer-
nal :Monteverdi, réputé pour composer lentement, est
contraint par ses employeursàboucler la pièce en trois mois.
Épuisé, sous pression, il doit faire faceàune série de drames.
Sa femme, Claudia, dont iladeux garçons de3et6ans, meurt
le 10 septembre 1607. Brisé de chagrin, il se remet au travail,
quandunautre malheur l’attend. La maîtresse du duc,
Caterina Martinelli dite«laRomanina»,une jeune chanteuse
de 18 ansentréeàson serviceàl’âge de 13 ans, tombe malade
àson tour alors qu’elle est censée jouer Ariane. Elle meurt de
la variole le7mars 1608, laissant Monteverdi, qui avait été
chargé de sa formation et était très proche d’elle, profondé-
ment attristé. Sa remplaçante n’aura que deux semaines pour
apprendre le rôle avant que les festivités ne commencent. À
ces deuils s’ajoutent d’autres soucis pour le compositeur:pour
ses fêtes,le ducapassé commandeàcertains de ses rivaux,un
contexte de compétition qui le déstabilise autant qu’il le fati-
gue. Pour de nombreux spécialistes, les épreuves qui ont
frappé le compositeur ont donnéàlapartition une teinte
exceptionnelle.«LeLamentoest un véritable catalogue des

passions humaines,s’extasie Denis Morrier.On ytrouve la
colère, la rage, l’abattement, la mélancolie, la violence, la
rancœur.Tout yest!»En 2002, dans la revueAnalyse musicale,
le musicologue Jean-Philippe Guye écrivait :«Monteverdi est
devenu malgré lui le premier compositeuràs’exprimer dans son
œuvre,àavoir transposé une intériorité».Dans une lettre datée
du 9décembre 1616, Monteverdi reconnaît lui-même :
«L’ Ariannam’inspire une juste plainte.»
Malgré toutes ces tragédies, la représentation deL’ Arianna
est un triomphe.Fait rare–etqui ajoute encoreàlaf ascination
suscitée par l’œuvre –, ce succèsaété abondamment docu-
menté dès les jours suivant le spectacle. Follino, historio-
graphe de cour,évoque ainsi la présence de six mille personnes

bouleversées :«Onne put accueillir tous les étrangers qui
s’efforçaient d’entrer et qui se pressaientàlaporte(...)si bien
que le duc en personne dut venir sur placeàplusieurs reprises
pour faire reculer la foule.»Àpropos de la représentation, il
loue«laforce de la musique de Signor Monteverde».Et il
ajoute :«L’opéra en lui-même fut très beau(...)Il ne s’est
trouvé aucun auditeur pour n’être alors apitoyé, ni aucune
dame qui n’ait versé quelques larmesàcette plainte.»Si
Follino peut être taxé de propagandiste et soupçonné d’exagé-
rer,d’autres témoignages rendent compte de la ferveur suscitée
parL’ Ariannadont celui, précieux, de Marco da Gagliano, un
des concurrents de Monteverdi, qui écrit :«Lethéâtre entier
s’est retrouvé ému aux larmes.»«Lafable d’Ariane et de
Thésée, au moment du lamento(...)en fit pleurer beaucoup
au récit de ses malheurs»,note quantàlui le représentant de
la ville d’Este. RogerTellart, l’auteur (aujourd’hui décédé)
deClaudio Monteverdi(éditions Fayard),résume :«Àpartir
dusuccès emblématique de son lamento, l’ouvrageaéchappé
àtous repères pour atteindre le mythe.»

“L’Arianna”représente


unesorte de “chaînon


manquant”pourles


musicologues.“On a


perduungrosmorceau


de l’histoire de l’opéra.


C’estcomme si,en


cinéma,onn’avait rien


entreunfilmd’Hitchcock


et un d’AlmodÓvar!»”


Olivier Rouvière, critique musical

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