Monde-Mag - 2019-07-27

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27 juillet 2019—MLemagazine du Monde

Si la perte deL’ Ariannasuscite tant de regrets, c’est aussi
parce que l’œuvre s’inscritàunmoment-clé de l’histoire de la
musique. Elle marque les débuts de l’opéra, bien avant que
cette forme musicale ne soit d’ailleurs nommée ainsi (on par-
lait jusqu’au xixesiècle de«drame en musique»).Avant
L’ Arianna,Monteverdi s’est vu confier la composition d’un
divertissement de coursd’un genre nouveau, unefavola in
musica:ceseraL’ Orfeo,créé au palais ducal en février 1607,
qui signe la naissance de l’opéra. Qualifié par ses contempo-
rains d’«oracle de la musique»,Monteverdi incarne le pas-
sage de la Renaissanceàlapériode baroque. Pour son bio-
graphe RogerTellart,«ilaété le révélateur,lepoint focal de
toute l’évolution musicale de son temps avec son style qui


consisteàdépeindre en musique les mots comme si on mettait
ànules sentiments».Àsa mort, en 1643 (ilaalors 76 ans), des
obsèques grandioses furent organiséesàlabasilique Saint-
Marc deVenise, où il avait été ordonné prêtreà65ans après le
décès de son fils aîné emporté par la peste.
La disparition deL’ Ariannan’est guère étonnante. Au
xviiesiècle,la grande majorité des partitions n’est pas imprimée
–cela coûte beaucoup trop cher–etl es manuscrits sont fragiles,
ils s’effacent, se déchirent, se perdent. Seules de rares copies
étaient conservées et pas forcément par leurs auteurs, qui
avaientàl’époque le statut de fonctionnaire.Comme le rappelle
le critique musical Olivier Rouvière,«les princes se fichaient des
partitions une fois qu’ils avaient donné leurs fêtes. Par ailleurs,
la littérature était considérée comme supérieureàlamusique et
les librettistes étaient mieux traités que les musiciens de cour».
Monteverdiaquitté Mantoue peu de temps aprèslac omposi-
tion deL’ Arianna.Dans ses lettres,il ne cesse de se plaindre de
ses employeurs qui, selon lui, le tuentàlatâche en lui payant
un salaire de misère. Il trouve refugeàVenise.L’ Ariannaest


joué dans la cité des Doges en 1639, mais probablementpas
dans la même version que celle donnéeàMantoue, selon les
spécialistes.«Silel ivret était le même, je doute qu’il s’agisse de
lamême partition. Le public deVenise n’avait rien de commun
avec celui de Mantoue, qui était royal et invité.ÀVenise, les gens
payent leurs places et veulent en avoir plein les yeux avec des
machineries et de la mise en scène.L’ Ariannaaforcément été mis
au goût du jour comme cela se faisaitàl’époque»,estime Denis
Morrier.«ÀVenise, les représentations deviennent des entreprises
àbut lucratif,complète Olivier Rouvière.Pour que cela coûte
moins cher,onenlève une grande partie des chœurs et de l’or-
chestre.»Là encore, les témoignages parvenusàtravers les
siècles font état d’un succès fou. Malgré ses triomphes répétés,
la partition complète de l’opéra reste introuvable.
En 1630, le duché de Mantoue est envahi par les armées de
l’empereur germanique Ferdinand II qui mettent la villeàsac.
Le pillage est si féroce que les commanditaires eux-mêmes le
déplorent. Le palais ducal est incendié et avec lui la biblio-
thèque recelant de nombreux manuscrits de Monteverdi:la
partition deL’ Arianna,celle d’Andromède,des ballets, des
musiques pour tournois ou cérémonies diverses ont été
détruits par le feu, comme des centaines d’autres œuvres
d’autres compositeurs. Si leLamentoasurvécu, c’est parce
que Monteverdiapris lui-même soin de le publieràpart sous
des formes différentes:une sacrée, destinéeàêtre jouée dans
les églises où Ariane deviendra plus tard laVierge Marie, une
versionàune voix et une version polyphonique.
LeLamentoaainsi traversé les siècles en étant abondamment
chanté.«Untube!»,déclare en souriant Denis Morrier.«C’est
une œuvre bouleversante qui ne dure que douze ou treize minutes.
Pour une chanteuse qui veut montrer son talent, c’est une excel-
lente carte de visite,constate Olivier Rouvière.En plus, il suffit
d’un luth, d’un clavecin ou d’une viole pour l’accompagner.C’est
économique!»Plus de trente ans séparentL’ Orfeode 1607 et
Le Retour d’Ulysse dans sa patrieen 1641,puisLe Couronnement
de Poppéeen 1642, les derniers opéras de Monteverdi. Les
œuvres disparues pendant cette période,dontL’ Arianna,repré-
sentent une sorte de«chaînon manquant»pour les musicolo-
gues.«Onaperdu un gros morceau de l’histoire de l’opéra,
souligne Olivier Rouvière.C’est comme si, en cinéma, on n’avait
àdisposition qu’un film d’Hitchcock, un autre d’Almodóvar et
rien entre les deux!»
Les baroqueux ne désespèrent pas de retrouver une copie de
L’ Ariannaquelque part.«Ceserait un événement considérable
quipermettraitdemieuxcomprendrel’évolutionde
Monteverdi»,note Jean-Philippe Guye.«Cen’est pasimpos-
sible,assure DenisMorrier.L’Ariannaaété un immense succès,
il aété rejouéàVenise. Je peineàcroire qu’une partition de cette
importance ne resurgisse pas un jour.»«Onabien joué cette
annéeàVersaillesLa Finta Pazza,l’opéra deSacratijoué
en 1641 et qui avait disparu»,rappelle-t-il. Ilaété retrouvé
en 1984 par un musicologue italien dans la bibliothèque privée
du prince BoroméeàIsola Bella, sur le lac Majeur.
Régulièrement, en effet, des chefs-d’œuvre resurgissent du
passé. De nombreux fonds privés n’ont pas été dépouillés,
notamment en Italie où les archives ne sont pas centralisées.
Des trésors dorment probablement encore dans des chapelles
où dans les combles de belles demeures ayant jadis appartenu
àunproche de musicien.L’ Ariannaréapparaîtra peut-être,
mais ne risque-t-elle pas de décevoir?«Cequ’il en reste fait
espérer un chef-d’œuvre, mais qu’en sait-on finalement?s’inter-
roge Sylvain Fort.Peut-être que, si on le retrouve, on se rendra
compte que le reste n’est pasàla hauteur duLamento.»
La semaine prochaine:lalionne de Nimrod
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