Monde-Mag - 2019-07-27

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27 juillet 2019—MLemagazine du Monde

Il s’appelle Christ mais, tel Moïse, ilaété sauvé


des eaux. Le 11 juillet 2017, Constance lui donne


naissance au milieu de la Méditerranée. Secourue


par l’“Aquarius”, cette jeune Camerounaise vit


aujourd’hui dans la Drôme avec son fils et


son compagnon, dans l’attente d’une demande


d’asile qui viendrait mettre un termeàleur


douloureuse odyssée. C’est pour sauver d’autres


Christ et d’autres Constance que l’“OceanViking”


vient de prendre la relève de l’“Aquarius”.


parJuliaPascual—photosBruno Fert


I


lad’a bordfallumontrerpatte blanche.
Attendre qu’elle choisisse le moment. Pas
celui qu’on croyait. On posait une question
et son regard,dur,aussitôt sanctionnait notre
impudence.On l’a entraînée dans un endroit
bucolique que nous avait indiqué l’hôtelier
de Die (Drôme),dans les montagnes duVercors,pen-
sant vaincre ses réticences en lui offrant un cadre
paisible.Mais les lacets de la route l’ont indisposée et
le chemin de cailloux lui faisait mal aux pieds. Le
point de vue ne l’a pas attendrie. Un instant, onacru
qu’elleresterait raide et muette et qu’elle nous ren-
verrait d’autorité, toutànotre curiosité frustrée. Et
puis,souveraine,elle s’est miseàparler.Etsas évérité
s’est courbée un instant sous le flot de ses paroles.
Assise dans l’herbe, laissant son fils, Christ, 20 mois,
àlasurveillance deYannick, son compagnon,
Constance consentaitàrevenir sur son incroyable
voyage.Celui qu’elle avait entamé en mars 2016,en
quittant le Cameroun,àl’âge de 21 ans, et qui allait

l’amener,comme elle le dit avec une simplicité
troublante, à«accoucher Christ en Méditerranée».
L’ épopée de cette femme ressembleàcelle des cen-
taines de milliers de migrants arrivés en Europe ces
dernières années. Etàaucune autre.
Avant d’entreprendre la traversée de la
Méditerranée, elle avait déjà survécuàcelles du
Sahara et de la Libye, cru mourir de soif, subi les
violences et les menaces, échappéàlac aptivité. Le
11 juillet 2017, lorsqu’elle embarque dans un canot
en bois, sur le rivage d’une plage de Sabratha, en
Libye, aux côtés d’une centaine d’hommes qui lui
sont inconnus, c’estautant pour se sauverque par
désespoir.Lajeune femmeadéjà dépassé le terme
de sa grossesse de trois jours et les contractions
l’avertissent qu’il n’y en aura pas de quatrième.
Dans l’embarcation, Constance n’arrive pasàtenir
ses jambes repliées. Elle essaye de s’allonger mais,
quand les contractions la saisissent,elle se lève dans
une contorsion de douleur.Aussitôt,on la fait se ras-
seoir,pour éviter que le rafiot ne chavire.Durant les
longues heures que dure sa fuite, elle entend des
cris autour d’elle. Elle croit deviner dans la nuit les
suppliques de gens qui se noient. Elle s’adresse au
Seigneur,ensilence.«Jenes avaispas si mamis-
sion sur terre était terminée.»Huit heures après le
départ, sous le soleil écrasant de la mi-journée, elle
sent soudain qu’elle perd les eaux. Sa main droite
découvre, entre ses jambes, la tête de Christ.
Incapable de contenir davantage l’inéluctable,igno-
rant sa nudité, les regards médusés de ses voisins et
la mer sous ses pieds,elle se lève et se metàpousser.
«J’appuie sur mon ventre avec la main gauche et
avec la droite je prends la tête de Christ.Tout le
monde me regardait.»Quand Constance repense à
ceux qui ont assisté, statufiés, au spectacle de son
accouchement, entrejambe révélé, elle rit. Chez
cette femme que la vieaendurcieàtoutes les dou-
leurs et toutes les insouciances,ce rire est immense.
L’ enfant naît en moins d’une heure. Ses pleurs sou-
lèvent une vague d’applaudissements dans le canot.
Et le radeau de la Méduse se métamorphose un ins-
tant en scène de la Nativité.«Çam’a émue, j’étais
vraiment contente»,confie la jeune mère, avec la
distance qui semble désormais s’être installée entre
elle et la confession de tout sentiment.Deux heures
après la naissance, la barque de Constance est•••
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