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FEMMES D'AUJOURD'HUI 29 - 2019
Les cirés verts
Chaque semaine de l'été, découvrez l'univers
des filles et femmes de demain sur les traces
des 8 lauréats de notre concours de nouvelles 2019.
Cette semaine, place à Constance Marchal.
TEXTE CONSTANCE MARCHAL COORDINATION MYRIAM BERGHE
Le grand jour est arrivé! Neuf mois d’attente.
Je suis à deux petites mains d’accomplir
le plus grand de tous les projets. Pour mon
avenir. Notre avenir. Je ne suis ni émue,
ni stressée. Le résultat sera à la hauteur de
ces années de patience ; j’en suis certaine.
Même si j’ai dû faire des tests. Plein de tests!
Essai-erreur. Réussite.
Aujourd’hui, je présente mon bébé grâce
au Grand Passage ; ma raison de vivre et
de respirer.
Dehors, le ciel pleure. Encore. Ces dernières
années, il n’est pas en forme. Une thérapie
climatique est nécessaire. Vitale même.
Mais bon, Tête de Banane trop bronzée
dans son bureau ovale doit réfl échir plus
loin que son mur ; et Visage aux Paupières
Lourdes sur sa place Rouge doit ingérer
l’écologie plutôt que ses pas potes dirigeants
de la Terre. L’Orange bleue se consume à
cause de Nous, mais avec la possibilité de
se réanimer ; si Nous, tu retires les doigts
de ton nombril... MAINTENANT. Pour ça!
Viens au Boulevard des Airs.
J’attrape mon ciré vert et passe une clé en
forme de robinet autour de mon cou. Je jette
un dernier regard à ma chambre de bonne.
Là où hier encore, j’ai reçu la confi rmation
que mon bébé arrivait à point. Parce que oui,
des signes, j’en vois tous les jours. Donc
hier, je regardais la télé, un verre d’Orage
à la main. Quand soudain, que vois-je
par la fenêtre? Un ours blanc! Teuh, teuh,
teuh, pas DANS la télé, pas sur une photo
de Facebook, mais DANS la rue. Oui, dans
la rue. Il était là, tranquille, à manger les ro-
siers du voisin. J’ai sorti la tête par la fenêtre
et lui ai crié : « Hé là! Ours blanc, que fais-tu
là, à manger les rosiers d’Ignace? Retourne
sur ta banquise! » Il m’a regardé, le regard
noir comme sa peau et m’a répondu dans
un français parfait : « Tu te fous de moi? »
Allez, je me dépêche pour traverser le Boule-
vard des Airs. Je ne voudrais pas être en re-
tard. Sur le trottoir, devant ma porte, je salue
l’ours blanc. Il reprend du poil, sur un banc
pour alcooliques pas anonymes. Ah la sève
de rosiers et ses vertus!
- Ours blanc, je suis désolée pour hier!
- T’es pardonnée! me répond-il.
Pas rancunier le poilu. Pourtant, c’est un peu
ta faute, Nous, s’il est dans la rue. C’est là
qu’on fi nit quand on n’a plus à manger, plus
de maison, plus de copains, non? Et Nous,
qu’est devenue ta chiquelette jetée par
la fenêtre de ta Diesel, il y a quinze ans? - Dis, Ours blanc, viendrais-tu avec moi
de l’autre côté du Boulevard des Airs?
Sans un mot, il me suit avec ses bourrelets
de poils qui ballottent sur son abdomen.
Et ça! Ce n’est pas la faute à un by-pass
en attente d’une seconde opération.
Nous croisons quelques Nous rivés sur
un écran minuscule. Peut-être que Nous
tu regardes une tortue la tête dans un sac,
des mers de canettes (Nous, t’as déjà
goûté un coca d’océan ?), des fumées de
mines de charbon, un thon coincé dans
un rond de plastique, des goélands en
costume de goudron, une météo trop
mouillée pour la saison, et que tu te de-
mandes pourquoi on en est arrivés là?
Non, Nous, je ne suis pas si méchante, si
défaitiste. Justement! Car je sais que plein
de Nous se lancent dans la permaculture,
dans l’achat en vrac, dans le tri des déchets,
dans l’écocosmétique, dans les langes
réutilisables, dans le nettoyage des plages...
Nous, tu prends conscience que notre Mère
Bleue est fi évreuse. Nous, si tu avais su plus
tôt : tu n’aurais pas laissé les lampes allumées
par peur du loup sous ton lit ; tu aurais privi-
légié les savonnettes au savon coulé dans
un fl acon en plastique ; tu n’aurais pas jeté
tes mégots ailleurs que dans un cendrier ;
tu n’aurais pas ouvert la fenêtre alors que
le radiateur était allumé. Tous ces gestes