Le Monde De La Photo N°116 – Juin 2019

(Chris Devlin) #1

(^58) I LE MONDE DE LA PHOTO
ÉVÉNEMENT
Vous êtes jury d’honneur de la
troisième édition du Vincennes Images
Festival. Comment abordez-vous cette
fonction ? 
C’est un immense honneur. Le Vincennes
Image Festival est le plus grand festival
français dédié à la photographie
amateur. Je suis toujours moi-même
toujours un photographe amateur avec
de l’expérience et en parallèle, je suis
comptable. Partager mon expérience
avec ceux qui débutent et leur inculquer
les choses à faire ou à ne pas faire
lorsqu’on se lance en plus de ce que
je vis depuis toutes ces années va
être très enrichissant. 
Le thème de la prochaine édition du
festival est « Homo Sapiens 2019 ».
Que vous inspire-t-il?
Je pense qu’on m’a probablement
demandé de faire partie du jury, car
mon portfolio est en adéquation avec
la thématique de cette nouvelle édition.
Toutes mes images traitent d’Humanité
et du fait d’être un être humain. Je pense
que c’est la raison pour laquelle les gens
aiment mes portraits. 
En ce qui vous concerne, comment
avez-vous appris la photographie?
J’ai appris sur le terrain en me
confrontant à mes peurs. J’ai dû avoir
le courage de sortir de ma voiture et
de m’aventurer dans les quartiers les
plus sombres de L.A. C’est important
de se confronter à des choses qu’on n’a
jamais faites et de se lancer tête baissée.
Pratiquer est important. En ce qui me
concerne, ça m’a pris presque dix ans
pour arriver où j’en suis. 
Comment avez-vous commencé votre
travail sur les sans-abri?
C’est une longue histoire qui remonte à
une dizaine d’années. J’étais à Londres
afin de courir un marathon et un jour
avant la course je me suis dit que je
pouvais faire quelques photos de rue.
J’étais dans les rues de Londres armé
d’un boîtier amateur et d’un téléobjectif
lorsque j’ai remarqué une jeune fille
SDF, sous un porche, dans un sac de
couchage. J’ai pensé que ça serait une
bonne idée de la photographier. J’ai
commencé à prendre des images et
elle m’a remarqué. Elle n’a pas du
tout apprécié ce que je faisais. Elle
m’a hurlé dessus et tous les passants
me regardaient. J’ai juste eu envie de
m’enfuir. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai
arrêté de prendre mes images et
j’ai commencé à discuter avec elle.
L’entendre parler de son quotidien et
de ses problèmes m’a fait sortir d’un
monde dans lequel tout tournait autour
de moi depuis trente ans. Cette histoire
a déclenché une certaine empathie
qui est finalement l’essence de ce
que je fais aujourd’hui.
Comment parvenez-vous à garder
une certaine distance avec des sujets
aussi durs ? 
Je ne le fais pas. Il est difficile de mettre
des barrières. Quand je rencontre
des gens, c’est comme si je tombais
amoureux d’eux. Mes images sont
vraiment une façon positive de leur
dire au revoir. Je ne peux pas changer
leurs vies de manière individuelle, mais
ce que je peux faire est d’aider des
organisations qui interviennent auprès de
ces personnes au quotidien. Je travaille par
exemple avec une organisation à Seattle,
j’offre de mon temps, mes images et mon
« expertise » en quelque sorte. Ce que je
fais donc a des retombées pour eux. 
Dans quelle mesure votre approche
a-t-elle changé avec le temps?
À la base, mon but n’est pas de
prendre des photographies de SDF. Ma
motivation est finalement plus égoïste.
Je vais dans la rue pour alléger mon
sentiment de solitude. Être avec des
gens qui ressentent la même chose me
permet donc de me sentir moins seul.
C’est comme un antidote. Et plus je
le fais, plus je tisse des liens. Au point
que je suis parfois allé dans la rue dans
l’unique but de créer ces liens. Quand j’ai
commencé la photographie, les images
étaient mon seul objectif. Désormais,
elles sont devenues la pièce finale d’un
voyage émotionnel. Je pense que les
photos sont ma façon de dire au revoir à
ces relations qui ne peuvent pas durer.
Vos photos sont composées de
beaucoup de gros plans et d’images
en noir et blanc. Comment définiriez-
vous votre signature photographique?
Avant de commencer la photographie,
Après Yann-Arthus Bertrand et Reza, Lee Jeffries est jury
d’honneur de la troisième édition du Vincennes Images Festival.
Le photographe originaire de Manchester est notamment connu
pour ses clichés de sans-abri noir et blanc. Entretien.

J’ai appris sur
le terrain en me
confrontant à
mes peurs

Photo : Lee Jeffries
Si c’est un homme

Free download pdf