Beaux Arts Magazine N°422 – Août 2019

(Kiana) #1

104 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l DOUCES MÉLANCOLIES...


T


oi, le coude au genou, la main au menton / Tu
rêves tristement au pauvre sort humain...»
C’est par ces vers que Théophile Gautier
décrit la plus extraordinaire œuvre jamais
réalisée sur le thème de la mélancolie : Melen-
colia I de Dürer [ill. ci-contre], devenue dès sa création, en
1514, une référence incontournable pour tous les artistes.
Comme le rappelle Jean
Clair, commissaire d’une
mémorable exposition sur le
sujet au Grand Palais en
2005-2006, l’appréciation de
la mélancolie est de nos jours
largement négative, réduite
pour l’essentiel à la psychose
maniaco-dépressive. Pour-
tant, tout n’est pas si noir en
son royaume, ce «pays secret
d’une beauté aussi inacces-
sible qu’entière», selon la for-
mule de la psychanalyste
Julia Kristeva.

Diagnostiquée
par Hippocrate
L’histoire de la mélancolie
commence il y a environ
deux mille cinq cents ans. La
médecine d’Hippocrate, qui
domina en Occident jusqu’à
la fin du XVIIIe siècle, la défi-
nit comme une maladie phy-
siologique dont le symptôme
est un désordre de la «bile
noire» (melankholía ou
encore atrabile). Intégrée dans la théorie des quatre
«humeurs» (les trois autres étant le sang, la lymphe et la
bile jaune, liée au foie), elle est associée à l’automne et à
Saturne – planète à l’influence jugée néfaste. Abattement
et exaltation, inertie et frénésie... la mélancolie est, dès
l’Antiquité, une passion double. Aristote y voit même le
trait distinctif des individus d’exception : héros, philo-
sophes, poètes, artistes.

La mer de l’Intranquillité
Considérée comme un vice par la pensée chrétienne,
elle expose l’âme à l’acédie (au «manque de soin» pour la
vie spirituelle) et aux séductions du diable. C’est la raison
pour laquelle les moines et les ermites se parent souvent


  • particulièrement dans l’art nordique – des attributs de
    la mélancolie pour exprimer les tourments d’une vie à
    l’écart du monde. Puis les représentations de la mort du
    Christ ou de la Vierge au Moyen Âge et à la Renaissance,
    suivies des innombrables images de Marie-Madeleine à
    l’âge baroque, mêleront peu à peu ce sentiment de tris-
    tesse à la méditation sur la vanité des choses terrestres.
    Bien plus tard, Arnold Böcklin mènera la mélancolie
    vers des rivages inédits, avec sa crépusculaire Île des morts
    (1880-1886). Si Caspar David Friedrich, auteur du célèbre


«


Moine au bord de la mer (1808-1810), l’avait précédé en
représentant l’homme seul, debout, face à l’infini et à son
destin, c’est Edvard Munch qui, au tournant du XXe siècle,
fera de ces horizons métaphysiques aux lignes sinueuses
le reflet d’une souffrance psychique singulière (Mélanco-
lie, 1891-1896) : celle de l’artiste lui-même.

Broyer du noir avec style
Que l’on songe aux dépressifs (modérés) – William
Blake, Théodore Géricault, František Kupka, Mark
Rothko... – ou aux cas cliniques plus sérieux – Vincent
Van Gogh, Paul Gauguin... –, la santé mentale des artistes
semble avoir des incidences claires sur leur production.
Dans l’art occidental, Michel-Ange est sans doute le pre-
mier à avoir fait coïncider (volontairement ou non) sujet
et psyché. Sa poésie, sombre, trahit un tempérament
saturnien, tandis que ses œuvres, telles les figures tour-
mentées de Joseph (1508-1512) et de Barthélemy (1536-
1541) dans la chapelle Sixtine, sont souvent l’occasion
d’autoportraits symboliques. S’il ne commet pas l’irrépa-
rable (le suicide), Michel-Ange en viendra néanmoins à la
fin de sa vie à détruire son propre travail, par humilité
envers Dieu, seul Créateur.
Dès la Renaissance, la mélancolie, rappelle Jean Clair
dans la lignée de l’historien de l’art Erwin Panofsky, devient
l’expression de la «faculté créatrice de l’esprit». C’est elle
qui permet d’entrevoir le monde des réalités divines. D’elle
que les artistes tiennent la nature mystérieuse de leurs
chefs-d’œuvre. À l’âge romantique, le spleen baudelairien
devient la force motrice pour atteindre une beauté idéale,
bien qu’éphémère et évanescente. Puis les ruines maté-
rielles et psychologiques laissées par les deux Guerres mon-
diales ouvriront sur des formes contemporaines dont
témoignent, entre autres, les installations au goût de
cendres d’Anselm Kiefer. D’autres, comme Chiharu Shiota
ou Annette Messager, explorent les tréfonds douloureux
de la mémoire intime. À l’instar de Labyrinth of Memory
(2012), l’artiste japonaise emprisonne des objets chargés
d’histoire (vêtements ou mobilier) dans de gigantesques
réseaux de fils de laine ou de coton : un véritable «miroir
des émotions», entre présence et absence. Un soleil noir
que chacun reconnaîtrait comme son pays secret. n

Athéna
en deuil
Découvert en
1888, ce bas-relief
de style sévère
confère à la
déesse de l’Art
une expressivité
inédite qui a
conduit (après
coup) à en
faire l’un des
prototypes
de la pose
mélancolique.
460 avant J.-C.,
bas-relief en marbre,
54 x 31 cm.


Albrecht Dürer
Melencolia I
Jamais avant Dürer n’avait été tentée une telle
allégorie du tempérament saturnien. Les symboles


  • un putto, un lévrier, une sphère, un polyèdre,
    un sablier, un carré magique, une balance,
    un astre rayonnant d’une lumière sombre... –
    s’accumulent autour de l’ange, compas à la main,
    qui semble méditer sur sa puissance de création.
    1514, gravure sur cuivre, 23,7 x 18,5 cm.

Free download pdf