Beaux Arts I 109
À LIRE
Mélancolies
De l’Antiquité au XXe siècle
par Yves Hersant
éd. Robert Laffont
990 p. • 29,40 €
Comment comprendre l’ambivalence de la mélancolie,
«maladie» que vous qualifiez de «culturelle», ou encore
de «seul sentiment qui pense»?
Dans la mélancolie, telle qu’on l’a pensée en Occident,
la faiblesse peut se retourner en puissance, l’inhibition
en création : ambivalence fondamentale, qui fait
de l’état mélancolique bien autre chose qu’une maladie.
Ce malaise naît en même temps que la culture, lorsque
l’homme se découvre double, portant de l’autre en soi.
Une «humeur» le travaille au plus intime : il se fait autre,
et c’est précisément dans l’aptitude à sortir de soi
que réside le pouvoir créateur. La mélancolie fait spéculer
sur les possibles, elle suscite une foule de visions...
L’hétérogénéité du sentiment mélancolique traduit
aussi sa remarquable unité. Quels sont les grands
moments de sa «longue histoire»?
Une remarque, qui me paraît très juste, a été formulée
par Robert Burton [auteur de The Anatomy of Melancholy,
What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes,
Prognostickes, and Several Cures of it, en 1621] : lors
même que la mélancolie s’est chargée au fil des siècles
de significations diverses – sentiment vague et rêveur,
malaise existentiel, redoutable folie...–, elle n’en demeure
pas moins «all one». Dans sa diversité, elle reste une.
La mélancolie des artistes obéit-elle aux mêmes lois
que celle des écrivains et des poètes?
Parmi les «êtres d’exception» que travaille la bile noire,
Aristote range indifféremment les poètes, les philosophes,
les artistes, les politiciens. Formellement très différentes,
leurs mélancolies gardent un point commun : elles
se dépassent elles-mêmes. En s’écrivant, en se peignant,
en se parlant, elles donnent sens à la souffrance
et se transcendent ; de l’impossibilité de vivre, ces
mélancoliques-là passent à la possibilité d’en parler.
Yves Hersant
Directeur d’études émérite à l’École des
hautes études en sciences sociales
«L’inhibition peut se
retourner en création»
3 QUESTIONS À...
John William Godward
Petite musique intérieure
Héritier de sir Lawrence Alma-Tadema et dernier grand représentant britannique
du néoclassicisme, Godward a fait de la représentation de la femme mélancolique
la marque distinctive de son art. L’élégance de la pose et le délicat rendu des
étoffes, mais aussi la remarquable capacité du peintre à feindre les textures
du marbre, donnent vie à la douce introspection de cette musicienne, placée dans
un cadre à l’antique tel que le rêvait l’époque victorienne. Difficile de ne pas voir
dans ce monde idéalisé le refuge serein de cet artiste qui, rongé par des problèmes
de santé et la critique, finira par se suicider en 1922.
La Joueuse de tambourin, 1906