Beaux Arts I 3
C
ela fait moins de dix ans que pour exprimer
notre tristesse, notre joie ou notre excitation
sexuelle, nous n’utilisons plus forcément
des mots mais des images-textes : des emojis, terme
japonais inventé en 1999 et signifiant littéralement
image («e») et lettre («moji»). «Je t’aime» ne s’écrit plus
mais s’exprime par un cœur... Plus besoin de décrire
nos sentiments, il suffit désormais d’envoyer un emoji.
C’est plus facile, plus rapide, plus direct, plus impactant.
De petites icônes glissées au milieu de quelques mots
en disent beaucoup en un minimum de signes.
L’emoji est une sorte de compression, de synthèse extrême
de l’expression littéraire et artistique. Des images
simples, lisses, capables d’exprimer la même émotion
dans toutes les cultures. Mais si les emojis ont une portée
universelle, leur fréquence d’utilisation varie d’un
pays à l’autre. D’après le rapport Swiftkey (2015), qui
a analysé l’usage de plus d’un milliard d’emojis dans
seize régions de langue différente, les Français raffolent
de ceux comportant des cœurs ou symbolisant le
mariage. De leur côté, les Américains utilisent avant tout
«female oriented», «royalty», «tech» ou encore «LGBT».
Nombreuses sont ainsi les communautés à mener
une véritable campagne culturelle auprès du consortium
Unicode, créateur des emojis, et des GAFA, qui les
diffusent, pour obtenir leur propre symbole. Jusqu’à
la Corse, prête à financer la création du sien comme
l’ont déjà fait la Guadeloupe, la Bretagne ou encore
la Martinique. En 2016, Unicode étoffait ainsi son
catalogue de 104 nouveaux pictogrammes, sur un total
de 2823. Dans l’objectif de favoriser l’égalité des genres,
en intégrant notamment les femmes dans de nombreux
corps de métier où elles ne figuraient pas. Mais à ces
images universellement diffusées s’ajoutent ceux que
l’on nomme des emojis exclusifs, parfois d’une très
grande créativité et visibles uniquement sur certaines
plateformes, incompatibles avec les autres systèmes.
Des applications permettent même d’en créer à son
effigie. Les emojis sont donc en train de révolutionner
le langage et de remplacer l’écrit par des codes visuels.
Ils sont une langue sans mots! Le 17 juillet 2018, lors
de la journée mondiale qui leur est consacrée tous
les ans, l’Opéra de Paris proposait à son public d’«écrire»
en emojis le titre de son opéra préféré, soit un code visuel
tenant du rébus. L’emoji culture est en marche et devient
parfois si complexe que des applications de traduction
sont apparues. Une mutation profonde de notre
civilisation? Imaginez un monde sans mots dans lequel
on ne s’exprimerait que par des images...
L’emojination culturelle
L’ÉDITO
de Fabrice Bousteau