30 I Beaux Arts
PHILO Par François Cusset
I
l n’a jamais fait bon être noir aux États-Unis.
En 1896, la Cour suprême sanctifie la ségrégation ;
lynchages et pendaisons sont organisés
tous les dimanches par les suprémacistes blancs ;
et les Afro-Américains, pourtant libérés de l’esclavage
trente ans plus tôt, s’entassent dans des quartiers
insalubres. C’est dans ce contexte qu’un jeune
chercheur brillant, William E. B. Du Bois (1868-1963)
s’installe, à la demande du doyen de l’université de
Pennsylvanie, dans le ghetto noir de Philadelphie,
«au milieu d’une atmosphère de saleté, d’ivrognerie,
de pauvreté et de crime». Le livre qu’il en tire, les
Noirs de Philadelphie – Étude sociale d’une ville (1899),
est l’un des textes fondateurs de la sociologie
moderne, comparable au Suicide d’Émile Durkheim,
paru en 1897 en France : pour sa méthode rigoureuse
et son «empirisme radical» (contre ces «sociologues
Vers une sortie définitive du ghetto?
Le 29 août paraîtra pour la première fois en français un texte fondateur de la sociologie,
les Noirs de Philadelphie de W. Du Bois, alors que vient de s’achever l’exposition «Le modèle
noir» à Paris. Le signe d’une «société post-raciale», comme le souhaitait Barack Obama?
de pare-brise» loin de leur objet), pour sa visée
émancipatrice contre l’illusion de la neutralité,
et pour l’argumentaire minutieux qu’il déploie
contre l’essentialisme racial d’hier et d’aujourd’hui.
«Le problème noir», insiste Du Bois, n’est «pas
une cause mais un symptôme», il ne vient «pas
de la communauté noire» elle-même mais
de «l’environnement» défavorable qui est le sien.
Triple démonstration pionnière : la «race» est
une construction socioculturelle des dominants,
déguisée ensuite en «infériorité biologique» ;
la couleur de la peau ne fait pas un groupe
monolithique («classer toute la race noire ensemble
est une erreur») ; et en matière sociale, «l’atmosphère»
est plus déterminante encore que l’origine.
Premier intellectuel noir de l’histoire américaine,
Du Bois a mené un combat crucial, toujours
inachevé. Un combat qui passe aussi par les galeries,
les musées, les murs des villes. Les fresques
de Romare Bearden et les graffitis angoissés de
Jean-Michel Basquiat sont eux aussi des documents
du ghetto autant que des outils d’émancipation.
Un art «post-Black», critique et universel
La fin du XXe siècle a vu émerger de grands
plasticiens noirs, certains très cotés, de David
Hammons à Julie Mehretu, luttant contre l’éternelle
discrimination mais refusant d’être réduits
à leur couleur de peau. C’est la directrice du Studio
Museum de Harlem, à New York, Thelma Golden,
qui propose en 2001 le terme d’art «post-Black»
pour désigner ce travail critique sur l’identité
et ce refus de l’étiquetage – sur un air que reprendra
le candidat Barack Obama en chantant en 2008
la «société post-raciale». Pourtant, on a beau mettre
l’accent sur le social et la «créolisation», comme disait
l’écrivain Édouard Glissant, les stéréotypes ont la vie
dure, y compris en art. Des bas-reliefs de l’Égypte
antique jusqu’aux films du vidéaste et cinéaste
britannique Steve McQueen (Twelve Years A Slave),
non exempts de bien-pensance, l’histoire de l’art
est celle d’une longue relégation des Noirs dans
la dépendance. Malgré la Harlem Renaissance
avant guerre, qui révélait une vitalité littéraire aux
antipodes de la vision folklorisante. Malgré les
audaces du Black Power des années 1970, rappelant
que les Noirs n’ont pas seulement «un rêve»
mais une puissance critique de portée universelle.
Malgré les études postcoloniales sur le «modèle noir»
en peinture. Cette lutte-là est loin d’être terminée.
Jean-Michel Basquiat
MP, 1984
Les Noirs de Philadelphie
Étude sociale d’une ville
par William E. B. Du Bois
introduction de
Nicolas Martin-Breteau
éd. La Découverte
580 p. • 22 €