Beaux Arts Magazine N°422 – Août 2019

(Kiana) #1

42 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l TOUTE UNE HISTOIRE


O


n porte généralement au crédit des
romantiques, Géricault, Delacroix ou
Füssli, d’avoir inventé la peinture pas-
sionnée. Avec eux, les vieux codes acadé-
miques auraient cessé de tyranniser le
créateur et de brider ses créatures. La toile, sous le feu
des sentiments, désirs ou angoisses, aurait enfin libéré
ses vertus expressives, ouvrant le champ à l’expression-
nisme du XXe siècle dans toutes ses variétés. Là où les
Anciens s’étaient contentés de discipliner la palette des
sentiments humains en signes bien sages, les modernes
auraient ainsi laissé parler leur fond émotionnel et, après
1900, leur part d’animalité. Bref, on serait passé du règne
des mots au règne des choses, de la rhétorique à l’authen-
tique, des passions au passionnel. Nous autres ne serions
que les héritiers directs de ce transfert. Hélas, la fable est
trop belle pour être vraie, l’opposition trop raide pour
résister aux faits...
Aussi loin qu’il soit permis de remonter, textes et images
nous enseignent, au contraire, que le génie de la peinture
occidentale, pour s’en tenir à lui, se fonde sur la dramati-
sation empirique des mouvements de l’âme humaine et
la capacité du peintre, par empathie et même devoir, à
ébranler le spectateur sous le coup de ses violences ou de
ses caresses. Au seuil de cette plongée dans les affects qui
nous agitent depuis la nuit des temps, on se permettra
donc de situer quelques rappels de bon sens.

Qu’en était-il donc au commencement, quand la pein-
ture prit son autonomie au regard de ses fonctions sacrées,
quand elle se voulut aussi fruit de l’imagination et déchif-
frement de l’humain? Qu’en était-il à Athènes et Corinthe
aux Ve et IVe siècles avant notre ère, époque des peintres
mythiques Zeuxis et Apelle, dont aucune œuvre n’est
parvenue jusqu’à nous? C’est à un disciple de Socrate,
Xénophon, que l’on doit la première référence à l’expres-
sion des passions comme socle de la représentation. Dans
le dialogue que le philosophe rapporte entre Socrate et le
sculpteur Cleiton, une priorité se dégage : traduire les sen-
timents à travers l’image des corps en mouvement, telle
est la perfection vers laquelle doit tendre l’art. Ouvrons
maintenant l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (23-79
ap. J.-C.) : son livre  XXXV est dédié aux peintres et
confirme que les Grecs Zeuxis, Timanthe ou Apelle se pré-
occupaient autant de la magie des images que de leur des-
tination, et autant de leur aptitude à exprimer les senti-
ments que de leurs composantes matérielles. La peinture
des Anciens était déjà fragment de l’univers et monde en
soi. Plus que la lecture de Quintilien et Cicéron, celle de
Pline devait forger la mémoire d’un monde presque
disparu et le désir, au cours des siècles chrétiens, de le
reconquérir ou d’en offrir un équivalent aussi saisissant.

Piero della Francesca et sa manière de cri
Si ce que nous nommons le Moyen Âge n’a pas ignoré
l’héritage antique, s’il a reconnu aussi la supériorité de
l’œil sur l’ouïe, il faut attendre la bien nommée Renais-
sance pour voir revenir, en peinture, le souci de la logique
narrative et son complément nécessaire, l’étude et l’inter-
prétation des passions propres à cette humanité d’autant
moins lisible que le péché originel l’a tragiquement déta-
chée de son moule divin. Quand l’humaniste Leon Battista
Alberti, 30 ans à peine, écrit en 1435 le De pictura, son but
est clairement philosophique. À la manière de la perspec-
tive qu’il théorise, il dessine un champ d’avenir : «Notre
objectif n’est certes pas, comme chez Pline, une histoire
de la peinture, mais un examen tout à fait nouveau de l’art
de peindre.» Giotto et Masaccio, que l’historiographe
Giorgio Vasari érigera plus tard en pères fondateurs, ont
indiqué la voie qu’Alberti entend faire reprendre à la pein-
ture, celle d’une image ordonnée au récit poignant d’une
action humaine. L’exemple canonique en est Adam et Ève
chassés du Paradis [ill. ci-contre], dans lequel l’historien
de l’art Michael Baxandall a montré comment Masaccio
avait représenté «deux inflexions différentes d’une même

Les expressions humaines


sous le scalpel des artistes


Par Stéphane Guégan


Les Grecs représentaient les émotions par des corps en mouvement,


Léonard se concentrait sur l’anatomie et Le Brun sur la psychologie...


Plongée dans la peinture des tourments.


Masque aux
cheveux noirs
et masque
de théâtre
L’e x p r e s s i o n
forte était déjà
d’usage chez
les Anciens pour
qui la Terreur
repoussait le Mal.
Ier siècle av. J.-C.,
villa P. Fannius
Synistor, site
de Boscoreale,
près de Pompéi.


PAGE CI-CONTRE
Masaccio
Adam et Ève
chassés du
Paradis
Honte et douleur
extrêmes :
la Renaissance
italienne
affronte le drame
inaugural
de l’humanité
sans rien en
dissimuler.
1424-1425, fresque,
église Santa Maria
del Carmine, Florence,
214 x 88 cm. QQQ

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