44 I Beaux Arts
L’ART DES ÉMOTIONS l TOUTE UNE HISTOIRE
émotion» à partir de l’aspect contrasté des visages et des
corps du premier couple biblique, Adam exprimant la
honte, Ève la douleur. Pensons aussi à Piero della Fran-
cesca et à la retenue expressive, très réfléchie, des figures
de la Légende de la Vraie Croix dans la basilique San Fran-
cesco d’Arezzo. Y règne une sorte de sérénité solaire, une
souveraineté de la forme pure, tant que le drame ada-
mique n’oblige le peintre à rompre cette harmonie par l’ir-
ruption d’une manière de cri.
Les bouches se déchirent, les dents
s’aiguisent, les sourcils menacent...
Alberti prêchait déjà la modération. Puisqu’il s’agit de
donner une apparence humaine, émotive, vraisemblable
au sacré et à l’héroïsme profane, lignes et couleurs sont
investis d’un pouvoir où s’équilibrent l’ordre de Dieu et
l’espace des hommes. Les mouvements de l’âme, les
«affections», dit Alberti, «peine, joie, peur, désir et autres»,
sont plus complexes qu’ils n’en ont l’air. Léonard de Vinci,
son cadet toscan, insistait plus encore sur l’impératif de
constituer un savoir, fait de longues observations et
réflexions, avant de peindre supérieurement des visages
et des corps justes, efficaces dans leur éloquence. À la phy-
siognomonie qu’il consulte, mais qu’il juge trop fixiste
dans son inventaire des caractères et la croyance que le
visage en donne une lecture immédiate, Léonard préfère
une approche plus empirique du réel et de ses imprévus,
il encourage l’examen des hommes et femmes à leur insu,
et recueille, pour sa part, les marques et les traces que
déposent les aléas de l’existence sur nos faciès. Autant que
la vue frontale, le profil livre, à qui sait regarder, son lot
d’indications précieuses.
Pour Léonard de Vinci, le principal aura toujours été de
serrer, sans les essentialiser, les affects qui s’agitent en
l’homme, les laideurs ou les bontés de l’âme : «Donne à tes
figures une attitude révélatrice des pensées que les per-
sonnages ont dans l’esprit, sinon ton art ne méritera point
la louange», enjoint-il à ses futurs lecteurs. En vue d’un
traité qui ne verra pas le jour, il consigne les fruits d’une
enquête infinie : «Les lignes qui séparent les joues des
lèvres et celles qui creusent les narines et cernent l’œil
indiquent si l’homme est gai et rit souvent.»
L’exercice de la pensée ou les viles habitudes ne
sculptent pas pareillement nos visages. À preuve les
feuilles préparatoires de la Bataille d’Anghiari, fresque
ébauchée vers 1503-1504 dans la salle du conseil du
Guillaume Duchenne, né à Boulogne-
sur-Mer en 1806, est un médecin
n’ayant jamais occupé aucune charge
officielle, un chercheur passionné
ayant contribué à l’identification de
plusieurs maladies, dont la myopathie
dite de Duchenne. Il est aujourd’hui
considéré comme le fondateur
de la neurologie. Dès 1833, il veut
comprendre comment les muscles
du visage peuvent, physiologiquement,
exprimer les grands sentiments
humains : colère, effroi, douleur...
Il croit avoir trouvé la solution.
Il écrit : «S’il était possible de
maîtriser le courant électrique, agent
qui a tant d’analogie avec le fluide
nerveux, et d’en limiter l’action
dans chacun des organes, on mettrait
à coup sûr en lumière certaines
de leurs propriétés locales.»
Plus clairement, des électrodes
posées sur certains muscles allaient
provoquer des expressions qu’a priori
seuls les tréfonds de l’âme pouvaient
commander! En vingt ans, Duchenne
a passé en revue tous les faisceaux
de la musculature humaine. Pour cela,
il lui fallait un cobaye. Il choisit un
homme édenté, maigre, doté d’une
intelligence qualifiée de réduite,
atteint en outre d’une anesthésie
de la face. Conclusions de Duchenne :
chaque expression, chaque émotion,
est le résultat de l’action d’un seul
ou d’un petit nombre de muscles,
certains échappant au contrôle
de la volonté. Un seul représente
la souffrance ; en plaçant un courant
électrique sur le sourcil, non
seulement celui-ci prend la forme
qui caractérise cette expression,
mais les autres parties du visage
semblent subir en même temps
une modification profonde pour
s’harmoniser avec le sourcil
et peindre un état pénible de l’âme.
Très bon photographe, il a publié
en 1862 un catalogue de toutes
ces expressions humaines :
Mécanisme de la physionomie
humaine ou Analyse électro-
physiologique de l’expression
des passions. Claude Pommereau
Expériences médicales sous haute tension
Guillaume Duchenne de Boulogne
Effroi mêlé de douleur, torture, XIXe siècle