Beaux Arts I 45
Palazzo Vecchio de Florence, qui en concentrent la fréné-
sie guerrière. Les bouches se déchirent, les dents s’ai-
guisent, les sourcils menacent... Les visages, rébus criants
et boules d’énergie, dynamisent aussi fortement la fresque
que les croupes des chevaux et l’éclair des armes. De l’ex-
pression à l’expressionnisme, le degré d’ivresse est vite
franchi, à l’instar des «caricatures» du même Léonard qui
devaient tout autant migrer à travers l’Europe des XVe-
XIXe siècles, et continuaient à fasciner, après Bosch et
Rubens, Dürer et Grünewald, un Otto Dix, un Arnulf Rai-
ner ou un Georg Baselitz. Ces têtes monstrueuses, qui
vont jusqu’aux têtes phalliques que le peintre Giovanni
Paolo Lomazzo a signalées, ne constituent, au fond, que
la pointe extrême d’une rhétorique des passions qui
navigue entre le pur et le bestial, la grâce et l’horreur.
Folie psychophysiologiste de Charles Le Brun
Si le théoricien Johann Kaspar Lavater, réinventeur de
la physiognomonie à la fin du XVIIIe siècle, a payé ses
dettes envers Leonardo, il n’a pas moins avoué ce qu’il
devait à Charles Le Brun... chez qui nous voyons la source
d’une lignée, parente de celle de Vinci mais distincte et
plus française dans son infinie souplesse, du génie
moderne. On n’avait jamais poussé aussi loin les capteurs
de l’émotion et des sentiments. Cela peut aujourd’hui sur-
prendre tant Le Brun incarne idéalement la stérilité aca-
démique, la victoire de l’artifice sur le réel et l’invention...
Baudelaire s’insurgea très tôt contre cette sottise : «La
France a Lebrun, David et Delacroix», assène-t-il en 1863.
Le poète des Fleurs du mal, attentif qu’il était aux masques
de l’être social, avait perçu la folie psychophysiologiste de
Le Brun. On sait que peintre de Louis XIV répéta, à partir
de 1668, et au sein de l’Académie royale, sa conférence sur
l’expression des passions. On sait moins pourquoi elle eut
un retentissement si durable, au point qu’elle irritait les
derniers partisans de l’historien Johann Joachim Winc-
kelmann, au début du XIXe siècle, adeptes d’un art moins
agité et moins vif.
Croisant Thomas d’Aquin et Descartes, Le Brun dis-
tingue passions premières (amour, haine, désir...) et pas-
sions dérivées (espoir, désespoir...), d’autant plus despo-
tiques que leur objet est moins tangible. Son cartésianisme
n’a rien de servile, il ne réduit pas ainsi les animaux à de
pures mécaniques et croit fermement à l’unité du paraître
et de l’être, le visage en étant la plus belle interface... Mais,
comme Descartes, il fait de l’admiration la plus céleste
des passions, celle qui altère le moins le visage et tire les
sourcils vers le haut. Une manière de manifeste pro domo!
La cartographie passionnelle de ses merveilleux dessins,
pour reposer sur des analogies qui nous semblent parfois
naïves entre l’humain et l’animal, n’en fouille pas moins
le corps et la psyché, indissociables, de façon si fluide
qu’on comprend pourquoi, après Delacroix ou Picasso,
elle ait suscité autant d’intérêt de la part de la psychana-
lyse des années 1960-1970. Delacroix définissait le
Moderne par l’obligation de continuer les Anciens en
disant ce qu’ils n’avaient pu ou voulu dire... L’emprise de
nos passions sur le visuel s’est ainsi maintenue et accusée
au cours des âges, en dépit des interdits du XXe siècle. Une
bonne part de l’art d’aujourd’hui, dans l’apostasie joyeuse
de ces mêmes interdits, le dit assez : de Léonard de Vinci
à Maurizio Cattelan [ill. p. 48], la ligne est directe. n
Léonard
de Vinci
Études de têtes
masculines
pour la Bataille
d ’A n g h i a r i
Toute vérité
est bonne à dire
pour Léonard.
La guerre, déluge
de haine, appelle
un traitement
à la hauteur de sa
cruauté et de ses
souffrances.
Vers 1504, dessin,
19,2 x 18,8 cm.