Beaux Arts Magazine N°422 – Août 2019

(Kiana) #1

46 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l TOUTE UNE HISTOIRE


«L’expression des passions


impliquait davantage le


spectateur au XVIII


e
siècle»

Entretien avec Annick Lemoine
Conservatrice du patrimoine et universitaire, actuelle directrice du musée Cognacq-Jay, à Paris,
après avoir assuré la direction artistique du Festival d’histoire de l’art de 2015 à 2019.

Accorde-t-on aujourd’hui plus de place
aux émotions dans notre approche de l’art?
Il est intéressant de se poser cette question car nos
modalités de regard sont différentes de celles d’hier, par-
ticulièrement pour les périodes sur lesquelles je travaille,
les XVIIe et XVIIIe siècles : les émotions étaient alors vrai-
ment au cœur de l’art. La rhétorique du corps et les expres-
sions du visage étaient essentielles à la compréhension de
l’œuvre et fondamentales pour le travail de l’artiste. Expri-
mer les mouvements de l’âme faisait partie de l’enseigne-
ment des académies de peinture, au même titre que le des-
sin et la couleur. Les tableaux devaient toucher le plus
grand nombre, être capables de raconter une histoire com-
préhensible par tous. Pour moi, l’un de ceux qui incarnent
le mieux cette conception de la création est Jean-Baptiste
Greuze, le peintre des sentiments, que l’on a tendance à
oublier. Il a introduit une véritable révolution en traitant
aussi bien la peinture de genre que la peinture d’histoire


  • la plus noble –, et en ayant recours à une multitude d’ex-
    pressions du visage, comme dans le tableau qui l’a rendu
    célèbre, l’Accordée de village, présenté en 1761 et salué par
    Diderot. Lequel écrit : «Le sujet est pathétique, et l’on se
    sent gagné d’une émotion douce en le regardant.» C’est
    quelque chose de nouveau, à un moment où les réactions
    du public sont très intenses, et les critiques, féroces.


Diriez-vous que le spectateur était
alors plus impliqué dans l’œuvre?
Oui, car les codes de représentation des émotions lui
étaient familiers. Aujourd’hui, on a parfois l’impression
d’avoir perdu ces clés de compréhension. C’est à nous,
conservateurs, commissaires d’expositions, historiens de
l’art de les redonner au public pour qu’il réapprenne à
regarder une œuvre d’art ancien, qu’il se réapproprie les
émotions inhérentes à une peinture ou une sculpture et
les vive pleinement. La gestuelle, sourcils froncés pour la
colère, tête relevée, bouche entrouverte et yeux levés pour
l’extase ou le désir, participe de la lecture d’une œuvre. Le
rôle du spectateur est une question récurrente dans nos
disciplines et nous amène à traiter des émotions.

L’histoire de l’art actuelle serait-elle plus sensible
à cette question des tourments de l’âme?
La discipline s’est ouverte aux sciences humaines, à la
psychologie, l’anthropologie, la sociologie. Cela correspond
à une évolution plus générale des sensibilités aujourd’hui.
Ce n’est pas un hasard si Caravage et les caravagesques ont
un tel succès. C’est une peinture monumentale, humaine,
directe, qui implique puissamment le spectateur. Un artiste
comme Valentin de Boulogne émeut le public avec des
détails ultraréalistes, comme la larme en trompe-l’œil du
Christ dans le Couronnement d’épines (1627-1628), mais
aussi sa gamme sourde de coloris, ses cadrages serrés.
Cette question de l’expression des passions se traduit par
tous les ressorts que peut exploiter un peintre, le cadrage,
la composition, la couleur, la facture, la touche, la texture.
On a tendance à être bouleversé sans le réaliser.

Jean-Baptiste
Greuze
Tête de
jeune fille
Cette jeune fille
sensuelle au
regard éperdu,
dont la coiffure
dévoile une
délicate oreille,
conna ît- elle
un moment de
ravissement
ou s’agit-il
plutôt d’une
supplication?
L’artiste laisse
planer le
doute quand
certains fins
connaisseurs y
voient désormais
une extase
post- orgasme.
Vers 1775, huile sur
toile, 45,8 x 38 cm.

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